1 On sait que le monachisme bouddhique implique le célibat. Les moines japonais

1 On sait que le monachisme bouddhique implique le célibat. Les moines japonais ont fait de larges entorses à la règle du célibat depuis l’époque médiévale, malgré diverses tentatives de réforme. L’autorisation faite aux moines de se marier, à l’époque Meiji, visait moins à entériner une situation de fait qu’à affaiblir le clergé bouddhique en le sécularisant. Par contre, les nonnes restent aujourd’hui encore, au Japon comme ailleurs, contraintes au célibat1. On peut se demander si le terme japonais pour moine, sō 僧 (qui traduit à l’origine le saṅgha, la communauté des bouddhistes, incluant clercs et laïcs), ne devrait pas se traduire par « prêtre ». Car, en dehors de quelques rares ascètes, les moines bouddhistes n’ont plus grand-chose de monacal. L’ordination monacale se désigne par le terme shukke 出家, sortie de la famille. Moines et nonnes sont appelés à renoncer aux liens de parenté. L’idéal monacal est un idéal de renoncement au monde, et notamment à la famille, condensé du monde et de la société. Les monastères sont, au sens propre, des « u-topies », ou « non-lieux », soustraits en principe aux lois du monde. Ce caractère « utopique » s’affi rme fortement dans la secte zen, au XIIIe siècle, notamment dans le « Zen pur » de l’école Sōtō 曹洞, tel que le promeut Dōgen 道元 (1200-1253). Mais la pratique ne suit que de loin : chassez le social, il revient au galop. Je vais dans les pages qui suivent me concentrer sur le monachisme bouddhique – tel qu’il se développe à l’époque de Kamakura, aux XIIIe et XIVe siècles, notamment dans l’école Sōtō – et sur ses rapports avec la notion de parenté. Je m’attarderai sur le cas de Keizan Jōkin (1268-1325), l’un des grands maîtres de cette école, particulièrement repré- sentatif de l’époque. Je discuterai ensuite les différences qui existent dans le domaine de la parenté entre moines et nonnes. Dans le cas de ces dernières, l’ordination impliquait un abandon encore plus radical, puisqu’elles prétendaient renoncer à leur devoir biologique, la procréation, chose diffi cilement acceptable dans une société patriarcale. Le Chan/Zen et la parenté comme réalité et métaphore Le symbolisme des liens du sang joue un rôle important dans le Chan/Zen, marqué notamment par la fonction du certifi cat attestant la lignée des moines, le kechimyaku 血脈, 1. Sur cette question, cf. Faure, 1998 et 2003. À noter que cette situation a donné lieu à un antagonisme entre nonnes et femmes de moines (jizoku 寺族), dans leur revendication d’un statut plus égalitaire. Sur ce point, cf. Kawahashi Noriko, 1995 : 161-183. Sur l’évolution récente du saṅgha féminin, cf. Arai, 1999. CHAPITRE XVII Sans famille ? Monachisme japonais, réalité et pratique Bernard FAURE en ital- ique? AHGK18_chap17_faure.indd 1 AHGK18_chap17_faure.indd 1 05/06/2009 15:36:24 05/06/2009 15:36:24 BERNARD FAURE 2 « lignée du sang ». Ce document décrit en fait la lignée des « Défenses de Bodhisattva » (bosatsukai 菩薩戒) dans laquelle s’inscrit le novice au moment de son ordination. Divers textes Sōtō relatifs au kechimyaku affi rment que l’ordination transforme les hommes ordinaires en « fi ls du Bouddha », et fait d’eux par conséquent, en tant qu’héritiers, des bouddhas à part entière. D’autres documents ésotériques de la même tradition interprètent les deux caractères sino-japonais du terme kechimyaku comme symbolisant l’harmonie des deux emblèmes yin et yang, symboles de la terre et du ciel, de la lune et du soleil, de la femelle et du mâle. La transmission de maître à disciple prend ainsi des connotations sexuelles, devenant un acte de procréation rituelle qui s’inscrit dans la trame de la fertilité universelle, et assure la continuation de la lignée (littéralement « semence ») bouddhique (Faure, 1996 : 55-68). Quoique calquée sur la généalogie parentale, la généalogie patriarcale du Chan pour- rait aussi bien se lire comme un refus de celle-ci. On sait que, dans la Chine ancienne tout comme dans l’Inde védique, la naissance était considérée comme une dette fondamentale envers les dieux et les parents2. Quoique d’origine chinoise, le Chan entend quant à lui mettre fi n à cette dette familiale (et aussi bien à la dette karmique individuelle), ainsi qu’à toute forme de créance/croyance. Le monde de l’absolu auquel il vise est celui de l’absence de dette. C’est ainsi que, au IXe siècle, le maître chan Linji 臨濟 rejette la piété fi liale et toute forme de piété, allant jusqu’à prêcher le meurtre spirituel des parents, des bouddhas et des patriarches – précisément au moment où le Chan devient une forme de culte ancestral centré sur les patriarches (dont Linji lui-même)3. Paradoxalement, ce sont les moines, bien qu’ils rejettent en théorie le lignage familial, qui le renforcent en pratique par leurs cérémonies funéraires, et sur le plan métaphorique par leur rituel de transmission. Le rituel funéraire institue une pérennité du patriarcat par-delà la mort des patriarches individuels : il y a donc transmission suprapersonnelle d’un patriarche à un autre. Les ordinations, quant à elles, n’étaient pas réservées simplement aux aspirants à la vie monastique. Bientôt se développent des cérémonies d’ordination de masse, au cours des- quelles sont conférés aux laïcs des kechimyaku ou chartes lignagères dont la valeur est proprement magique. Il en va de même lors des funérailles. De leur vivant ou après leur mort, les fi dèles laïques obtenaient du prêtre zen le privilège insigne d’entrer dans la famille du Bouddha, au moyen précisément de ces chartes lignagères, documents per- formatifs qui effectuent l’affi liation qu’ils sont censés symboliser, et créent ces « liens du sang » dont ils sont l’attestation (Bodiford, 1993 : 179-184). Le but des cérémonies d’ordination s’en trouvait radicalement modifi é, voire déna- turé : il ne s’agissait plus simplement de prononcer des vœux d’observance de la moralité bouddhique, mais bien de s’agréger rituellement, magiquement, à la lignée dynastique du Bouddha, et d’en retirer, à titre d’héritier, le privilège successorial suprême, l’éveil. Les chartes lignagères devenaient ainsi des talismans magiques, dans lesquels le nom du moine ou du laïc étaient reliés à ceux des bouddhas du passé par une ligne rouge, symbole du lignage sanguin (et du même coup spirituel) auxquels ils se rattachaient. L’éveil n’est plus la condition sine qua non de la transmission ; bien au contraire, c’est l’initiation rituelle qui devient l’acte performatif par excellence, la réalisation symbolique de l’éveil suprême. Du même coup, la lignée prend clairement le pas sur l’expérience 2. Sur la notion de dette en Inde, cf. Malamoud, 1989. Pour ce qui est de la Chine, cf. Cole, 1998. 3. Cf. Demiéville, 1972. succes- soral AHGK18_chap17_faure.indd 2 AHGK18_chap17_faure.indd 2 05/06/2009 15:36:29 05/06/2009 15:36:29 SANS FAMILLE ? 3 spirituelle, marquant le triomphe des hommes d’appareil sur les mystiques, ou plutôt la transformation des mystiques en hommes d’appareil. Comme on le voit, le rôle central des documents de transmission (kechimyaku) dans le Zen atteste l’importance symbo- lique, métaphorique ou imaginaire du sang pour ce qu’on pourrait appeler la transmission « spirituelle » dans cette tradition. Le cas de Keizan Le cas de Keizan Jōkin (1268-1325), le principal patriarche de l’école japonaise du Sōtō après son fondateur Dōgen, est signifi catif de la manière dont la parenté (et dans son cas plus précisément le lignage maternel) se réintroduit dans l’imaginaire patriarcal. Par moments, la lignée spirituelle semble tout simplement pour Keizan se confondre avec – ou en tout cas se superposer à – la lignée familiale. Keizan rapporte par exemple comment sa mère, qui était elle-même une nonne, le guida durant la majeure partie de sa carrière monastique. Il nous raconte comment il réus- sit à vaincre de nombreux obstacles karmiques grâce aux prières adressées par sa mère au bodhisattva Kannon, et comment il hérita d’elle sa foi en ce bodhisattva. Au soir de sa vie, il s’engage à respecter les dernières volontés de sa mère, notamment en œuvrant pour le salut des femmes4. Il fonde sur ces entrefaites plusieurs couvents, dont il confi e la charge à des femmes qui lui sont liées par la parenté ou par des liens karmiques. L’une d’entre elles, Sonin 祖忍, est la donatrice qui lui avait permis de fonder son premier monastère, le Yōkōji 永光寺, dans la péninsule de Noto. Il entretient des rapports très étroits (quoique vraisemblablement platoniques) avec cette femme, en laquelle il voit la réincarnation de sa grand-mère maternelle. Pourtant, les rapports que Keizan entretient avec sa mère et les femmes de son lignage remettent en question l’image qu’il se fait de lui-même en tant que patriarche. On les sent travaillés par une « double contrainte », celle de l’idéologie familiale et en particulier de la « dette du lait » qui lie l’enfant à sa mère, et celle de l’idéal monastique d’autonomie. Le cas de Keizan n’est pas un cas isolé. Pour mieux le comprendre, il importe de prendre un peu de recul et d’examiner brièvement les rapports entre « le moine et sa mère » dans le bouddhisme chinois et japonais5. Le thème de la mère abandonnée hante la littérature bouddhique (Faure, 1997). En Chine, les accusations de manquement à la piété fi uploads/Religion/ sans-famille-monachisme-japonais-realite-et-pratique.pdf

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  • Publié le Jui 02, 2022
  • Catégorie Religion
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