C e texte se présente en deux parties. Tout d’abord, une analyse de l’évolution
C e texte se présente en deux parties. Tout d’abord, une analyse de l’évolution technologique de notre corps, qui aboutit, en « phase terminale », à la création du mythe contemporain du cyborg, entité mi-homme, mi-machine dont le but avoué est un dépassement de l’humanité, une mutation post-humaine, censée être libérée des contraintes physiques et morales qui font loi dans nos sociétés ; d’autre part la présentation d’un essai fondateur : le « Cyborg Manifesto » de Donna Haraway qui injecte une dimen- sion critique au mythe du cyborg et qui réactualise aussi les thèses féministes. « Imagination et ironie » sont pour elle les moyens de dépasser le cadre des débats théoriques classiques sur la post- humanité technologique et son cortège de modifications corporel- les, réelles ou imaginaires, pour aboutir à une relecture féconde de ce mythe. Le Manifeste Cyborg est ainsi avant tout une métaphore de notre devenir technologique possible et comporte de ce fait une forte dose de poésie et d’utopie science-fictionnesque 1. Aujourd’hui, le corps est un sujet de réflexion très fortement médiatisé, « à la mode » pourrait-on dire. À travers lui s’expriment des sentiments ambivalents. Une attention particulièrement narcis- sique est portée à l’aspect physique. Par ailleurs, l’enveloppe char- nelle semble parfois « une machine parfaite » alors que d’autres fois elle apparaît incroyablement fragile, maladive, voire incom- plète. Cette seconde perception conduit les adeptes des body-modi- fications (modifications corporelles), les artistes cybernétiques, les acteurs du « body-art » et certains chercheurs à vouloir « changer le corps » 2. Tous souhaiteraient pouvoir le transformer de multiples façons, arguant parfois même que la conscience humaine devra un jour l’abandonner 3, où plus simplement réévaluer sa place symbo- lique dans le corps social, à la lumière des avancés technologiques de notre temps. Une chose est sûre : c’est que notre vision du corps a radicalement changé avec la montée en puissance de la science et de la technologie dans notre environnement. Les consciences L’utopie cyborg Réinvention de l’humain dans un futur sur-technologique M a x e n c e G r u g i e r 1 – L’essai a été publié dans Socialist Review puis dans son intégralité dans Simians, Cyborgs and Women : The Reinvention of Nature, New York, Routledge, 1991 et en traduction française dans la revue Futur Antérieur, n° 12, 1992. L’auteur tient à remercier Philippe Grolier pour sa traduction du Cyborg Manifesto. 2 – Selon la formule de l’ouvrage dirigé par Stéphanie Heuze, Changer le corps ?, Paris, La Musardine, 2000. 3 – Cf. Jean-Michel Truong, Totalement inhumaine, Paris, Institut Synthélabo, « Les Empêcheurs de penser en rond », 2001. 223 Yann Minh (détail) Quasimodo, n° 7 (« Modifications corporelles »), printemps 2003, Montpellier, p. 223-238 Texte disponible sur http://www.revue-quasimodo.org 224 des post-baby-boomers, nourries à la science-fiction, perçoivent sans doute le franchissement d’une nouvelle étape temporelle, et prophétisent que notre évolution en tant qu’espèce doit inéluctable- ment passer par le devenir technologique du corps. La machine fonctionne désormais comme une icône culturelle. Des chercheurs comme Hans Moravec 4, des artistes comme Stelarc, ou des écrivains de science-fiction vont jusqu’à affirmer que sa fusion avec l’humanité est imminente, voir souhaitable en raison, selon eux, de l’obsolescence du corps humain dans un environnement de plus en plus technologique. Grâce aux déve- loppements de l’ingénierie génétique, des biotechnologies, de l’informatique, l’être humain se découvre de nouvelles possibilités. La technologie repousse les frontières du corps physique au-delà de son enveloppe anatomique. Jusqu’à présent le corps humain pouvait être comparé à une île, ceinte par une enveloppe de chair, les sensations humaines se limitant aux cinq sens pour assurer un contact physique direct avec le monde environnant. Toute relation avec celui-ci étant définie par le postulat : « Je suis seul dans mon corps, la chair est l’unique interface me permettant de commu- niquer avec l’extérieur ». Les connexions, aujourd’hui multiples, dont il est l’objet (en particulier par l’entremise d’Internet et des nouveaux outils de communications, tels que l’ordinateur portable, le téléphone mobile, les balises GPS, etc.) en font un périphérique d’entrée et de sortie de flux informationnels. En se raccordant ainsi quotidiennement à la machine, le corps acquiert des fonctionnalités qu’il n’aurait pas su ou pu développer seul. Ces fonctionnalités peuvent être ainsi définies : – Intégration de multiples identités (identités virtuelles où « schi- zophrénie assistée par ordinateur » tel que la pratiquent les partici- pants des jeux en réseau où des forums de discussion, sur Internet) et/ou incorporation d’éléments mécaniques dans le corps humain ou animal (prothèses, implants fonctionnels du type puces, trans- pondeurs – ces puces transdermiques, où « Systèmes d’identifica- tion sans contact » destinés pour l’heure, au marquage des animaux ou des arbres 5, etc.) ; – Téléprésence et démultiplication via un réseau informatique mondial 6 ; – Allongement de la durée de vie et maintien d’un état de jeu- nesse et de performance par la chimie, la pharmacologie ; – Modulation du développement biologique et de son fonction- nement par le recours à la biotechnologie et à la génétique ; – Capacité de créer de nouvelles formes de vie artificielle, espèce transgénique, en recourant à l’ingénierie moléculaire. Issues d’une alliance entre corps et technologies, rendue nou- vellement possible par les progrès des sciences biologiques asso- ciés aux retombées de la miniaturisation, de la numérisation et de 4 – Hans P. Moravec est considéré comme un des papes de la robotique aux États-Unis, il tente dans ses ouvrages d’imaginer les implications d’un monde post-biologique, dominé par des machines pensantes, capables de se perfectionner, et de se reproduire elles-mêmes. De cet auteur, voir Robot : Mere Machine to Transcendent Mind, Harvard University Press, 1998 ; Mind Children, Harvard University Press, 1990 et Une Vie après la vie. Les robots avenirs de l’intelligence, Paris, Odile Jacob, 1992. 5 – Les transpondeurs sont à base de silicium et dotés d’une antenne extérieure. Ils ne requièrent pas d’alimentation. Ils sont programmés pour transmettre en permanence un numéro unique d’identification. L’alimentation requise est fournie par le champ électrique produit par l’unité de lecture qui le porte. Les transpondeurs sont sans maintenance et ont une longue durée de vie. 6 – L’équivalent technologique du « don d’ubiquité » biblique est aujourd’hui possible pour une personne se connectant sur différents serveurs sur toute la surface du globe, donnant ainsi l’impression d’être à plusieurs endroit à la fois et dialoguant avec un nombre infini de personnes, grâce notamment aux réseaux de téléconférence. 225 l’informatisation, ces fonctionnalités ouvrent le corps humain à un ensemble de possibles, jusqu’à présent uniquement exploré par la science-fiction. De la sorte, cette combinaison entre corps et tech- nologies, a permis le développement d’un modèle de post-huma- nité, ou « cyborg », assemblage complexe du corps vivant et de la machine. « Le cyborg est un organisme cybernétique, un hybride de machine et d’organisme, une créature de la réalité sociale aussi bien qu’une créature imaginaire. » (définition proposée par Donna Haraway dans le Manifeste Cyborg) Mot-clé de l’imaginaire contemporain, le concept de Cyborg est né dans les années 60 dans l’esprit des chercheurs américains de la NASA qui voulaient accélérer le processus de colonisation des différentes planètes de notre système solaire. Ce concept – très sérieux – faisait référence à toutes sortes d’expériences comprenant diverses modifications du corps par la technologie mécanique (bras surnuméraire, exosquelette 7, combinaison ne faisant qu’un avec son occupant 8, etc.), les drogues (anxiolytiques, dopants et halluci- nogènes) et l’informatique. Le cyborg, c’est donc l’humain « amplifié », au corps technologi- quement modifié, capable, tant biologiquement que psychologique- ment, de franchir des espaces intersidéraux infinis et de former les colonies du futur. C’est aussi et surtout le prototype du combattant modèle. Une entité purement masculine, concrétisant, au sens de la « concrétion » (le durcissement), toutes les valeurs masculines et machistes de la compétition : la loi du plus fort, la virilité à outrance, l’ubbermensh, l’homme-machine infatigable, inépuisa- ble, performant et conquérant 9. Pour Claudia Springer (critique féministe de la cyberculture), c’est un être exprimant métaphori- quement « la nostalgie d’une époque où la suprématie masculine allait de soi » 10. L’idée du cyborg, union de la technique et de l’organique n’aurait pu être formulée sans la création d’une nouvelle façon 7 – En biologie, l’exosquelette désigne la carapace des insectes, des tortues et de certains mollusques. Appliqué au cyborg, il s’agit donc d’une armure robotisée censée décupler et protéger l’être humain qui le portera en milieu hostile. 8 – Fruit de ces recherches, la Darpa, l’agence de recherche de la défense américaine, a lancé en 2000 le programme de création d’une combinaison de combat capable de soigner le marine qui l’occupera, de lui désigner l’emplacement de l’ennemi sur le champ de bataille et de garder le contact en permanence et en temps réel avec son état-major. 9 – Que les fictions ont popularisé à travers des personnages comme L’homme qui valait trois milliards ou encore Robocop. 10 – Claudia Springer, Electronic Eros, University of Texas Press, 1996. L’utopie cyborg uploads/Science et Technologie/ 7-cyborg-utopie-technologie 1 .pdf
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- Publié le Mar 08, 2021
- Catégorie Science & technolo...
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