Bergson, La pensée et le mouvant (1934) Qu’est-ce qu’un jugement vrai ? Nous ap
Bergson, La pensée et le mouvant (1934) Qu’est-ce qu’un jugement vrai ? Nous appelons vraie l’affirmation qui concorde avec la réalité. Mais en quoi peut consister cette concordance ? Nous aimons à y voir quelque chose comme la ressemblance du portrait au modèle : l’affirmation vraie serait celle qui copierait la réalité. Réfléchissons-y cependant : nous verrons que c’est seule- ment dans des cas rares, exceptionnels, que cette définition du vrai trouve son application. Ce qui est réel, c’est tel ou tel fait déterminé s’accomplissant en tel ou tel point de l’espace et du temps, c’est du singulier, c’est du changeant. Au contraire, la plupart de nos affirmations sont générales et impliquent une certaine stabilité de leur objet. Prenons une vérité aussi voisine que possible de l’expérience, celle- ci par exemple : « la chaleur dilate les corps ». De quoi pourrait-elle bien être la copie ? Il est possible, en un cer- tain sens, de copier la dilatation d’un corps déterminé à des moments déterminés, en la photographiant dans ses diverses phases. Même, par métaphore, je puis encore dire que l’affirmation « cette barre de fer se dilate » est la copie de ce qui se passe quand j’assiste à la dilatation de la barre de fer. Mais une vérité qui s’applique à tous les corps, sans concerner spécialement aucun de ceux que j’ai vus, ne copie rien, ne reproduit rien. Nous voulons cependant qu’elle copie quelque chose, et, de tout temps, la philosophie a cherché à nous donner satisfaction sur ce point. Pour les philosophes anciens, il y avait, au-dessus du temps et de l’espace, un monde où siégeaient, de toute éternité, toutes les vérités possibles : les affirmations humaines étaient, pour eux, d’autant plus vraies qu’elles copiaient plus fidèlement ces vérités éternelles. Les modernes ont fait descendre la vérité du ciel sur la terre ; mais ils y voient encore quelque chose qui préexisterait à nos affirmations. La vérité serait déposée dans les choses et dans les faits : notre science irait l’y chercher, la tirerait de sa cachette, l’amènerait au grand jour. Une affirmation telle que « la chaleur dilate les corps » serait une loi qui gouverne les faits, qui trône, sinon au-dessus d’eux, du moins au milieu d’eux, une loi véritablement contenue dans notre expérience et que nous nous bornerions à en extraire. Même une philosophie comme celle de Kant, qui veut que toute vérité scientifique soit relative à l’esprit humain, considère les affirmations vraies comme données par avance dans l’expérience humaine : une fois cette expérience organisée par la pensée humaine en général, tout le travail de la science consisterait à percer l’enveloppe résistante des faits à l’intérieur desquels la vérité est logée, comme une noix dans sa coquille. Cette conception de la vérité est naturelle à notre es- prit et naturelle aussi à la philosophie, parce qu’il est naturel de se représenter la réalité comme un tout parfaite- ment cohérent et systématisé, que soutient une armature logique. Cette armature serait la vérité même; notre science ne ferait que la retrouver. Mais l’expérience pure et simple ne nous dit rien de semblable, et James s’en tient à l’expérience. L’expérience nous présente un flux de phénomènes : si telle ou telle affirmation relative à l’un d’eux nous permet de maîtriser ceux qui le suivront ou même simplement de les prévoir, nous disons de cette affirmation qu’elle est vraie. Une proposition telle que « la chaleur dilate les corps », proposition suggérée par la vue de la dilatation d’un certain corps, fait que nous prévoyons comment d’autres corps se 1 comporteront en présence de la chaleur ; elle nous aide à passer d’une expérience ancienne à des expériences nouvelles c’est un fil conducteur, rien de plus. La réalité coule nous coulons avec elle ; et nous appelons vraie toute affirmation qui, en nous dirigeant à travers la réalité mouvante, nous donne prise sur elle et nous place dans de meilleures conditions pour agir. On voit la différence entre cette conception de la vérité et la conception traditionnelle. Nous définissons d’ordinaire le vrai par sa conformité à ce qui existe déjà ; James le définit par sa relation à ce qui n’existe pas en- core. Le vrai, selon William James, ne copie pas quelque chose qui a été ou qui est : il annonce ce qui sera, ou plutôt il prépare notre action sur ce qui va être. La philosophie a une tendance naturelle à vouloir que la vérité regarde en arrière : pour James elle regarde en avant. Plus précisément, les autres doctrines font de la vérité quelque chose d’antérieur à l’acte bien déterminé de l’homme qui la formule pour la première fois. Il a été le premier à la voir, disons-nous, mais elle l’attendait, comme l’Amérique attendait Christophe Colomb. Quelque chose la cachait à tous les regards et, pour ainsi dire, la couvrait : il l’a découverte. – Tout autre est la conception de William James. Il ne nie pas que la réalité soit indé- pendante, en grande partie au moins, de ce que nous di- sons ou pensons d’elle; mais la vérité, qui ne peut s’attacher qu’à ce que nous affirmons de la réalité, lui paraît être créée par notre affirmation. Nous inventons la vérité pour utiliser la réalité, comme nous créons des dis- positifs mécaniques pour utiliser les forces de la nature. On pourrait, ce me semble, résumer tout l’essentiel de la conception pragmatiste de la vérité dans une formule telle que celle-ci : tandis que pour les autres doctrines une vérité nouvelle est une découverte, pour le pragmatisme c’est une invention1. Il ne suit pas de là que la vérité soit arbitraire. Une invention mécanique ne vaut que par son utilité pratique. De même une affirmation, pour être vraie, doit accroître notre empire sur les choses. Elle n’en est pas moins la création d’un certain esprit individuel, et elle ne préexistait pas plus à l’effort de cet esprit que le phonographe, par exemple, ne préexistait à Edison. Sans doute l’inventeur du phonographe a dû étudier les propriétés du son, qui est une réalité. Mais son invention s’est surajoutée à cette réalité comme une chose absolument nouvelle, qui ne se serait peut-être jamais produite s’il n’avait pas existé. Ain- si une vérité, pour être viable, doit avoir sa racine dans des réalités ; mais ces réalités ne sont que le terrain sur lequel cette vérité pousse, et d’autres fleurs auraient aussi bien poussé là si le vent y avait apporté d’autres graines. La vérité, d’après le pragmatisme, s’est donc faite peu à peu, grâce aux apports individuels d’un grand nombre d’inventeurs. Si ces inventeurs n’avaient pas existé, s’il y en avait eu d’autres à leur place, nous aurions eu un corps de vérités tout différent. La réalité fût évidemment restée ce qu’elle est, ou à peu près ; mais autres eussent été les routes que nous y aurions tracées pour la commodité de notre circulation. Et il ne s’agit pas seulement ici des vérités scientifiques. Nous ne pouvons construire une phrase, nous ne pouvons même plus aujourd’hui prononcer un mot, sans accepter certaines hypothèses qui ont été créées par nos ancêtres et qui auraient pu être très différentes de ce qu’elles sont. Quand je dis : « mon 1Je ne suis pas sûr que James ait employé le mot « invention », ni qu’il ait explicitement comparé la vérité théorique à un dispositif mécanique ; mais je crois que ce rapprochement est conforme à l’esprit de la doctrine, et qu’il peut nous aider à comprendre le pragmatisme. 2 crayon vient de tomber sous la table», je n’énonce certes pas un fait d’expérience, car ce que la vue et le toucher me montrent, c’est simplement que ma main s’est ouverte et qu’elle a laissé échapper ce qu’elle tenait : le bébé attaché à sa chaise, qui voit tomber l’objet avec lequel il joue, ne se figure probablement pas que cet objet continue d’exister ; ou plutôt il n’a pas l’idée nette d’un « objet », c’est-à-dire de quelque chose qui subsiste, invariable et indépendant, à travers la diversité et la mobilité des apparences qui pas- sent. Le premier qui s’avisa de croire à cette invariabilité et à cette indépendance fit une hypothèse : c’est cette hypothèse que nous adoptons couramment toutes les fois que nous employons un substantif, toutes les fois que nous parlons. Notre grammaire aurait été autre, autres eussent été les articulations de notre pensée, si l’humanité, au cours de son évolution, avait préféré adopter des hypothèses d’un autre genre. La structure de notre esprit est donc en grande partie notre œuvre, ou tout au moins l’œuvre de quelques-uns d’entre nous. Là est, ce me semble, la thèse la plus importante du pragmatisme, encore qu’elle n’ait pas été explicitement dégagée. C’est par là que le pragmatisme continue le kantisme. Kant avait dit que la vérité dépend de la structure générale de l’esprit humain. Le pragmatisme ajoute, ou tout au moins implique, que la structure de l’esprit humain est l’effet de la uploads/Science et Technologie/ bergson-ve-rite.pdf
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- Publié le Mar 26, 2021
- Catégorie Science & technolo...
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