L'image rituelle cahiers 10 d’anthropologie sociale L’Herne CAHIERS D’ANTHROPOL

L'image rituelle cahiers 10 d’anthropologie sociale L’Herne CAHIERS D’ANTHROPOLOGIE SOCIALE L’Herne © Éditions de l’Herne, 2014 22, rue Mazarine 75006 Paris lherne@lherne.com Ouvrage publié avec le soutien du Collège de France L’IMAGE RITUELLE Ce Cahier a été dirigé par Carlos Fausto et Carlo Severi L’Herne Cahiers d’anthropologie sociale Comité d’honneur Claude Lévi-Strauss (1908-2009), Françoise Héritier, Nathan Wachtel Directeur Philippe Descola Coordinateurs de la collection Salvatore D’Onofrio, Noëlie Vialles Comité de rédaction Julien Bonhomme, Andréa-Luz Gutierrez-Choquevilca, Monique Jeudy-Ballini, Dimitri Karadimas, Frédéric Keck Les Cahiers d’Anthropologie Sociale publient les journées d’étude et les séminaires du Laboratoire d’anthropologie sociale (LAS), unité mixte de recherche du Collège de France, de l’École des hautes études en sciences sociales et du Centre national de la recherche scientifique. Sommaire Carlos Fausto et Carlo Severi Introduction...................................................................................... 9 Carlos Fausto et Isabel Penoni L’effigie, le cousin et le mort. Un essai sur le rituel du Javari (Haut-Xingu, Brésil)............................................................................ 14 Aparecida Vilaça Le contexte relationnel du cannibalisme funéraire wari’. ............................... 38 Bruna Franchetto et Tommaso Montagnani Langue et musique chez les Kuikuro du Haut-Xingu. .................................... 54 Acácio T. C. Piedade Le chant des flûtes : musique des esprits chez les Wauja du Haut-Xingu............ 77 Julien Bonhomme La voix du mongɔngɔ ou comment faire parler un arc musical......................... 93 Charles Stépanoff Technologies cognitives du voyage chamanique. Cas iakoutes......................... 112 Carlo Severi Être Patrocle. Rituels et jeux funéraires dans l’Iliade.................................. 147 9 Introduction Carlos Fausto et Carlo Severi Depuis la publication de Art and Agency (Gell, 1998, éd. fr. 2009) l’étude des formes d’action, et donc de subjectivité, attribuées aux artefacts est devenue un des thèmes majeurs de la recherche anthropologique. Lorsque Gell parlait, il y a bientôt vingt ans, d’agentivité de l’objet, il se référait toutefois à une notion de « vie » encore assez sommairement définie. Partout présente dans nos sociétés, l’idée d’une agentivité attribuée aux artefacts engendrait à ses yeux une croyance certes profondément enracinée dans la cognition humaine, mais aussi diffuse et volatile. Chacun de nous a, par exemple, l’expérience d’une parole virtuellement adressée à des animaux ou à des objets inanimés, auxquels nous attribuons, presque sans le vouloir, une personnalité ou une forme humaine. Poupées, voitures, ou ordi- nateurs nous apparaissent alors, le temps d’une phrase et du jeu d’interlocution qu’elle suppose, comme des interlocuteurs provisoirement légitimes. Lorsqu’on s’adresse ainsi aux objets de la vie quotidienne, ou qu’on leur attribue des pensées, des affects, des perceptions semblables aux nôtres, on suspend provisoirement cet état d’incroyance, pour utiliser la fameuse expression de Coleridge, qui nous dicte normalement une tout autre attitude envers les êtres inanimés. Cette suspen- sion peut nous paraître bien naturelle et spontanée. Elle est aussi, toutefois, bien instable, et révocable à tout instant. On ajoutera que l’agentivité de Gell était étroitement liée à l’idée, bien propre à l’anthropomorphisme occidental, d’une relation, presque spéculaire, entre un objet et une personne. Les artefacts, individuels ou distribués, qu’il étudie dans son livre, pensent, ressentent et parlent, souvent, comme des humains. Que se passe-t-il lorsque des objets inanimés assument d’autres identités que celle d’un être humain ? Comment changent-ils lorsqu’ils se trouvent inscrits dans un contexte bien plus contraignant que la simple « suspension d’incrédu- lité », comme celui de l’action rituelle ? Quelles formes prend alors la croyance ? 10 L’image rituelle Comment préciser les relations qui se nouent entre l’objet et l’être vivant qu’il est censé incarner ? Telles sont les questions, que les textes ici rassemblés (qui résultent d’une recherche collectivement menée1) tentent de poser. En ce qui concerne la référence à l’humain, constante chez Gell, une des contri- butions de ces recherches ici réunies est sans doute que dans les traditions icono- graphiques non occidentales (notamment amérindiennes, sibériennes et africaines) qu’on a étudiées, l’anthropomorphisme ne semble pas jouer le même rôle qu’en Occident. L’iconisme semble s’établir dans ces traditions selon de tout autres prin- cipes. Dans le cas amérindien, par exemple, le problème de la figuration d’un être doué de pouvoir, que d’autres ont pu concevoir comme un « invariant anthropolo- gique » au sein d’ontologies différentes (Karadimas, 2012), ne conduit nullement à la projection d’une identité humaine sur l’artefact, mais plutôt à l’engendrement d’images hybrides et paradoxales, où les identités semblent s’enchâsser les unes dans les autres, selon un dispositif de références multiples (Fausto, 2011), composés de traits contradictoires (Severi, 2007). En ce qui concerne l’inscription de l’objet dans un contexte rituel, on admettra que c’est sans doute au sein de l’action rituelle, où se construit progressivement un univers de vérité distinct de celui de la vie quotidienne, que l’exercice de la pensée anthropomorphique ou, plus généralement, « subjectivante » peut cristalliser et engendrer des croyances durables. Les objets y assument, de manière infiniment plus stable, un certain nombre de fonctions propres aux êtres vivants. Ces mêmes objets, toutefois, peuvent aussi y prendre la place d’un défunt (Fausto et Penoni, Severi), ou établir une relation avec un environnement spatial et social à travers une forme spécifique de mouvement collectivement orienté (Stépanoff). Ailleurs, les artefacts peuvent chanter, faire de la musique (Bonhomme) ou prendre la parole à la place d’un être audible, mais qui échappe à la vue, tout en « habitant » un instru- ment (Piedade, Franchetto et Montagnani). Dans l’espace du rituel, sous forme de statuettes, d’images peintes ou sonores, les objets sont naturellement censés représenter des êtres (esprits, divinités, ancêtres) et c’est bien en tant que représentations iconiques que les anthropologues ou les historiens de l’art les considèrent habituellement. Il est pourtant clair que lorsqu’il agit sur la scène rituelle, lorsqu’il partage une expérience avec d’autres acteurs du rite, ou qu’il prend la parole pour eux, l’objet remplace l’être représenté. En fait, plusieurs études ici réunies montrent que cette focalisation sur la mise en acte de l’objet dans le rituel peut nous amener à considérer les artefacts non plus comme des systèmes de signes, mais aussi et surtout comme des systèmes d’actions et de relations. La prise en compte des dimensions pragmatiques et performatives des artefacts nous a paru, de ce point de vue, tout à fait essentielle. Lorsqu’on les analyse du point de vue de leur agentivité rituelle, les objets n’apparaissent plus comme de 11 Introduction simples supports inertes d’un symbolisme, mais constituent de véritables moyens d’agir sur autrui, des dispositifs complexes de médiations investis de sens, de valeurs, d’intentionnalités spécifiques. Il s’agit donc d’aller au-delà de la pure mise en place de schémas d’action impliqués par les images, pour saisir, à travers l’étude des relations impliquées par l’iconographie, une dynamique propre à l’objet rituel. En fait, si les objets jouent bien le rôle de médiateurs de relations sociales, c’est dans le contexte de l’action rituelle que l’interprétation de leur agentivité se réalise pleinement. Dans l’étude de la performativité attribuée aux objets, on devra donc s’attendre à la mise en place d’identités complexes, résultant de l’établissement de relations rituelles, et non seulement au simple transfert d’un « anthropo- morphisme universel » dans le monde des artefacts, comme l’ont proposé, entre autres, Karadimas (2012) et Boyer (2001). On émettra donc l’hypothèse que plus le réseau de relations nouées entre objets et personnes est pluriel et complexe, plus la croyance dans la vie de l’artefact se révélera saisissante et persistante dans le temps. Dans cette perspective, l’artefact n’apparaît donc pas comme la simple « incar- nation » d’un être individuel, mais comme l’image complexe d’un ensemble de relations. Pour retrouver les traces de cette mémoire de l’action rituelle dont les artefacts sont porteurs, il faut en somme explorer le champ des subjectivités et des agentivités possibles des objets. Tel est le domaine nouveau que ces travaux, chacun selon ses propres modalités, ont eu l’ambition d’explorer. À travers une analyse d’une effigie funéraire, le Javari des Kuikuro du Haut- Xingu (Brésil), Fausto et Penoni montrent comment un pantin rustique et vague- ment anthropomorphe fait figure de personnage central d’un drame rituel. Grâce à la parole et à l’action rituelles, le pantin devient progressivement le support des relations incompatibles : symétriques et horizontales entre affins-ennemis, complé- mentaires et verticales entre vivant et mort. De son côté, Aparecida Vilaça présente une étude du cannibalisme funéraire wari’ (Txapakura, Rondônia, Brésil), fondée sur les narrations détaillées d’informateurs ayant participé eux-mêmes à ces rites, à partir d’une critique de la conception de « condensation rituelle » développée par Houseman et Severi (1998) dans leur analyse du Naven Iatmul. Vilaça veut montrer que ce rituel, ainsi que d’autres brièvement analysés à la fin de l’article, n’ont pas comme but central de l’action rituelle la production de personnes qui condensent différents rôles sociaux, mais au contraire, qu’ils visent la décompacta- tion de rôles multiples superposés. Bruna Franchetto et Tommaso Montagnani introduisent la notion d’image rituelle sonore. Chez les Kuikuro du Haut-Xingu il existe en effet un genre de musique rituelle de flûte (appelé Kagutu), qui évoque à la fois le référent linguistique (le nom propre) et la présence matérielle (sonore) de certains êtres surnaturels. Dans ce contexte d’évocation rituelle des esprits, il est donc possible de parler d’une 12 L’image rituelle uploads/Science et Technologie/ cahier-d-x27-anthropologie-sociale-n0-10.pdf

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