L'ETHNOGRAPHIE COMME ENGAGEMENT : ENQUÊTER EN TERRAIN MILITANT Christophe Broqu

L'ETHNOGRAPHIE COMME ENGAGEMENT : ENQUÊTER EN TERRAIN MILITANT Christophe Broqua Belin | « Genèses » 2009/2 n° 75 | pages 109 à 124 ISSN 1155-3219 ISBN 2701152991 DOI 10.3917/gen.075.0109 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-geneses-2009-2-page-109.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Belin. © Belin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Alors qu’il est hospitalisé, ce der- nier reçoit la visite de François, un ami membre d’Act Up, dont on apprend ici qu’il prépare une thèse: «Olivier. – C’est sympa d’être venu. François. – Tu m’appelles, je viens. […] O. – Un bon militant comme toi, ça peut que me donner la pêche. […] Et ton bou- quin, ça avance? C’est sur quoi déjà? F. – C’est ma thèse quoi… Ben, c’est fini, je soutiens le mois prochain. O. – Tu dois être super content. F. – Ouais, c’est bien. Je suis très heureux. O. – Ouais, tu peux, et fier. C’est sur quoi, redis-moi? F. – L’activisme. Je sors pas beaucoup de mes préoccupations ordinaires. J’agis, j’écris, j’écris que j’agis, j’écris sur ceux qui agissent, blablabla. O. – C’est bien ça. (Silence, malaise) Et alors, ça te donne quoi? F. – Rien, la possibilité de chercher un poste en fac. O. – C’est bien pour toi: bon boulot, bonne paye, t’as de jolis petits étudiants… F. – T’es bête! O. – Non, c’est vrai, tu vas avoir une vie en or. (Silence) Excuse-moi, j’ai des absences. C’est bien que tu sois venu…» Dans la scène suivante, on retrouve Fran- çois auprès de son compagnon. Fortement découragé, il se désole de n’avoir pas su trouver les mots pour soutenir son ami hospitalisé. Le sentiment d’incommunicabilité mis en scène ici semble traduire une distance irréductible entre le malade hospitalisé et son ami séroné- gatif, fût-il militant à Act Up et familier de la réalité du sida. François est séronégatif mais il a déjà été exposé de très près aux ravages de l’épidémie: plus tôt dans le film, on apprend qu’il a vu son précédent compagnon mourir du sida, ce deuil étant présenté comme le point de départ de son engagement militant. Act Up-Paris a été créée en 1989 sur le modèle d’une organisation américaine. Se définissant comme « une association issue de la communauté homosexuelle et veillant à défendre équitablement toutes les popula- tions touchées par le sida», elle a choisi dès l’origine, par contraste avec les autres com- posantes du mouvement associatif de lutte contre le sida, de mener une action protes- tataire visant à souligner les dimensions politiques de l’épidémie et porter la voix des personnes infectées par le VIH (virus de l’immunodéficience humaine) ainsi que des groupes qui y sont le plus exposés. Entre 1993 et 1999, j’ai suivi l’association au moyen d’une observation participante, dans le cadre de mémoires universitaires, d’une thèse de doctorat en anthropologie et de travaux de recherche collectifs1. L’ethnographie comme engagement : enquêter en terrain militant Christophe Broqua pp. 109-124 © Belin | Téléchargé le 07/11/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 187.20.21.22) © Belin | Téléchargé le 07/11/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 187.20.21.22) 110 S A V O I R - F A I R E L Christophe Broqua  L’ethnographie comme engagement… Au cours de cette période, une même question m’a été posée maintes fois, aussi bien dans le milieu de la recherche qu’en dehors, à savoir en substance : « Étais-tu militant à Act Up avant de commencer ta thèse ou t’y es-tu engagé dans l’optique de ce travail ? ». Chez certains, ma réponse pouvait produire un effet rassurant : ma recherche sur Act Up avait débuté à l’occa- sion d’un mémoire de maîtrise, j’étais alors étudiant à Bordeaux, ne connaissais per- sonne dans l’association, ni même à Paris, où je m’étais installé pendant plusieurs semaines pour effectuer mon premier tra- vail de terrain ethnographique. Un effet rassurant donc: j’avais formulé mon projet scientifique avant d’être impliqué dans le mouvement qui devait être observé. Pour autant, j’ai souvent eu le sentiment qu’un doute subsistait, ou parfois dominait, autour du lien unissant ici recherche scien- tifique et engagement militant. Cette interrogation faisait écho en même temps aux questionnements générés continûment par ma présence au sein d’Act Up. Tout autant qu’en dehors, les motifs et les modalités de ma participation étaient jau- gés par les militants. Et surtout, je suis resté moi-même le plus fortement soumis aux incertitudes de la situation ethnogra- phique, en partie comme conséquence de la confrontation à celles des autres, mais pas uniquement. En premier lieu, ces interrogations concernent les relations ambiguës et sou- vent problématiques entre recherche en sciences sociales et engagement militant. Mais, nous le verrons, elles renvoient aussi plus spécifiquement aux enjeux que représentent les questions de distance et de proximité dans le domaine des mobili- sations contre le sida, et tout particulière- ment au sein d’Act Up, comme permet de le deviner l’échange entre Olivier et François. Engagement scientifique et engagement ethnographique L’étude par observation participante d’un groupe qui se définit comme «activiste» confronte d’emblée le chercheur à la question des liens entre recherche scientifique et militantisme. Dans la littéra- ture qui en traite, l’engagement de l’anthro- pologue est plus souvent pensé comme la conséquence que comme le moyen de son activité de recherche. À partir de mon cas, je soutiendrai l’idée que l’observation parti- cipante au sein d’un groupe militant ne répond pas nécessairement à la définition de l’engagement scientifique tel qu’on l’entend généralement. Selon une définition minimale, l’engagement scientifique consiste pour le chercheur à s’impliquer en tant que tel (c’est-à-dire en se prévalant de l’autorité «politique» que peut lui conférer son savoir) dans une activité visant à agir sur le monde social, soit aux côtés de ceux qui sont concernés par l’objet qu’il étudie, soit plus à distance mais généralement en leur faveur. Aux postures du chercheur engagé en tant que tel ne correspondent pas automatiquement celles de ceux qui procè- dent à l’ethnographie de groupes militants, dont l’engagement varie d’ailleurs forte- ment selon les cas2. Pour s’en tenir à l’exemple d’Act Up, on peut citer deux exemples d’engagement ethnographique très contrastés (à l’intermé- diaire desquels je considère me situer) : Janine Barbot (2002) a effectué une obser- vation longue et intensive, mais non parti- cipante, de réunions régulières sur la ques- tion de la recherche thérapeutique, tandis que Victoire Patouillard (1998) était res- ponsable du groupe chargé de l’organisation des « actions publiques » d’Act Up quand elle a produit son fameux article sur le zap (action-éclair contre une cible déterminée). Rien n’interdit pourtant de considérer que, S A V O I R - F A I R E L © Belin | Téléchargé le 07/11/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 187.20.21.22) © Belin | Téléchargé le 07/11/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 187.20.21.22) dans les deux cas, l’analyse témoigne de distanciation, à l’inverse par exemple des considérations critiques avancées de l’exté- rieur par Michael Pollak qui, en même temps qu’il analyse les mobilisations contre le sida (1991b), s’emploie à condamner les méthodes d’Act Up3. Lorsque l’objet de recherche est une mobilisation collective, l’engagement ethno- graphique a toutes les chances de prendre la forme d’un engagement militant, mais cela peut n’être ici qu’une figure particulière de l’« anthropologie impliquée » telle que la définit Didier Fassin (2000), supposant à la fois engagement ethnographique dans l’action et distanciation (éventuellement cri- tique) dans l’analyse. Dès lors, ce qui appa- raît comme un engagement militant impor- tant, peut aussi n’être, d’un point de vue ethnographique, qu’un engagement limité. Pourtant, la posture de l’observateur partici- pant en terrain militant vient souvent éveiller des doutes quant à la validité des analyses qu’il est en mesure de produire sur les activi- tés dont il est considéré partie prenante. La question qu’il inspire presque inévitablement est celle de son rapport à la cause étudiée: son adhésion uploads/Science et Technologie/ gen-075-0109.pdf

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