Georg Lukács La spécificité de la sphère esthétique. Deuxième Chapitre : La dés

Georg Lukács La spécificité de la sphère esthétique. Deuxième Chapitre : La désanthropomorphisation du reflet dans la science. Traduction de Jean-Pierre Morbois 2 GEORG LUKÁCS, LA DÉSANTHROPOMORPHISATION DU REFLET DANS LA SCIENCE 3 4 Ce texte est le deuxième chapitre de l’ouvrage de Georg Lukács : Die Eigenart des Ästhetischen. Il occupe les pages 139 à 206 du tome I, 11ème volume des Georg Lukács Werke, Luchterhand, Neuwied & Berlin, 1963, ainsi que les pages 128 à 190 du tome I de l’édition Aufbau- Verlag, Berlin und Weimar, DDR, 1981. Les citations sont, autant que possible, données et référencées selon les éditions françaises existantes. À défaut d’édition française, les traductions des textes allemands sont du traducteur. De même, lorsque le texte original des citations est en anglais, c’est à celui-ci que l’on s’est référé pour en donner une traduction en français. GEORG LUKÁCS, LA DÉSANTHROPOMORPHISATION DU REFLET DANS LA SCIENCE 5 Deuxième chapitre La désanthropomorphisation du reflet dans la science. I. Importance et limites des tendances désanthropomorphisantes dans l’antiquité. Nous avons vu comment découle des exigences vitales de la vie quotidienne, et avant tout du travail, le besoin d’une connaissance de la réalité qui aille qualitativement au-delà du niveau du quotidien, non seulement dans les faits, dans certains cas dans une certaine mesure par hasard, mais aussi dans les principes, la méthodologie. D’un autre côté, nous avons également pu voir que cette même vie quotidienne provoque sans cesse des tendances qui freinent et empêchent une généralisation synthétisant en une science les expériences du travail. Les progrès du genre humain aux degrés primitifs (et comme nous le verrons, pas seulement à ceux-ci, même si plus tard, c’est avec une force de résistance bien moindre) entraînent des formes de reflet et de pensée qui, au lieu de surmonter radicalement des formes naïves spontanées de personnification et d’anthropomorphisation, les reproduisent à un niveau supérieur et posent précisément ainsi des limites au développement de la pensée scientifique. Engels donne une brève caractérisation de cette situation : « Déjà, le reflet exact de la nature extrêmement difficile, produit d’une longue histoire de l’expérience. Les forces de la nature, quelque chose d’étranger, de mystérieux, de supérieur pour l’homme primitif. À un certain stade, par lequel passent tous les peuples civilisés, il se les assimile en les personnifiant. C’est cet instinct de personnification qui a été créé par les dieux, et le consensus gentium quant à la preuve de l’existence de Dieu en prouve précisément que l’universalité de cet instinct de 6 personnification en tant que stade de transition nécessaire, donc aussi l’universalité de la religion. Seule, la connaissance réelle des forces de la nature chasse les dieux ou le dieu d’une position après l’autre… Ce processus maintenant si avancé, qu’il peut être théoriquement considéré comme terminé. » 1 Cette lutte entre les formes supérieures personnifiantes de la pensée et les formes scientifiques, au début de l’évolution de l’humanité, ne s’est vraiment développée qu’en Grèce ; c’est seulement là qu’elle s’élève au niveau des principes et produit ainsi une méthodologie de la pensée scientifique qui constitue la condition préalable pour que ce mode de reflet de la réalité devienne par l’exercice, la coutume, la tradition etc. une attitude de l’homme générale, constante dans son fonctionnement, pour que non seulement ses résultats directs influent sur la vie quotidienne en l’enrichissant, mais aussi que sa méthode influence la pratique quotidienne et même la transforme partiellement. Ce qui est décisif, c’est justement ce caractère conscient, général, principiel de l’opposition. Comme nous avons pu le voir en effet, le développement des expériences de travail fait certes naître maintes sciences particulières, même très évoluées (mathématique, géométrie, astronomie, etc.) ; mais si la méthode scientifique n’est pas philosophiquement généralisée et placée en opposition aux conceptions du monde anthropomorphisantes, ses résultats isolés peuvent s’adapter aux conceptions du monde magiques, religieuses les plus diverses, leur être incorporées, et l’effet du progrès scientifique de quelques disciplines sur la vie quotidienne va être quasiment nul. Cette possibilité va être encore aggravée du fait que la science, dans de tels cas, est d’habitude le monopole, le « secret » d’une caste étroitement fermée, (la 1 Friedrich Engels, Anti-Dühring, Travaux préliminaires, trad. Émile Bottigelli, Paris, Éditions Sociales, 1963, p. 380. GEORG LUKÁCS, LA DÉSANTHROPOMORPHISATION DU REFLET DANS LA SCIENCE 7 plupart du temps de prêtres), qui empêchent artificiellement, institutionnellement, la généralisation de la méthode scientifique en une conception du monde. La place spécifique de la Grèce dans cette évolution, le fait qu’elle incarne « l’enfance normale » de l’humanité (Marx) a des bases sociales bien définies. Avant tout la forme particulière de décomposition de la société gentilice. Marx donne à ce sujet une analyse approfondie et détaillée, dont ne pouvons ici souligner que les points les plus essentiels. Le plus important nous paraît être non seulement que l’individu devient propriétaire privé (et pas seulement le possesseur) de sa parcelle, mais aussi qu’en même temps, cette propriété privée est liée à l’appartenance à la commune : « L’appropriation du sol implique donc ici encore que l’individu singulier soit membre de la commune, mais, en sa qualité de membre de la commune, il est propriétaire privé. » 2 Pour les rapports de production, cela a pour conséquence naturelle qu’il n’existe pas d’esclavage d’État (comme en Orient) ; mais que les esclaves appartiennent toujours aux propriétaires privés. Il est clair qu’un tel être social se répercute obligatoirement, y compris au niveau de la conscience, dans le sens d’un développement accru et différencié de la relation sujet-objet, en comparaison à des formations sociales dans lesquelles d’un côté, les formes de collectivité du communisme primitif restent préservées, et qui se trouvent en l’occurrence soumises à un règne centralisé, tyrannique (Orient), au lieu de la liberté et de l’autonomie des communes isolées qui se sont épanouies en Grèce. Cette tendance évolutive va encore être renforcée et accélérée du fait qu’elle est très étroitement liée à la naissance et à la croissance rapide des villes, de la civilisation urbaine. Cette 2 Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858, dits "Grundrisse", IV 52, Éd. Jean- Pierre Lefebvre, Paris, les éditions sociales, 2011, p. 437. 8 forme développée en Grèce « ne suppose pas la campagne comme base, mais la ville comme séjour (centre) déjà créé des gens de la campagne (propriétaires fonciers). C’est le champ cultivé qui apparaît comme territoire de la ville, et non le village comme simple appendice de la campagne. » 3 Nous n’avons pas à examiner ici les problèmes insolubles d’une telle formation sociale. Remarquons seulement en complément que Marx considère le maintien d’une relative égalité des fortunes comme base de la floraison de telles communautés. « La pérennité de cette communauté suppose le maintien de l’égalité entre ses libres paysans vivant en autosubsistance et le travail propre, condition de la pérennité de leur propriété. » 4 Ces traits fondamentaux de l’évolution économique ont une conséquence extrêmement importante pour notre problème : la démocratie politique (évidemment celle des propriétaires d’esclaves) qui apparaît dans ces conditions s’étend aussi au domaine de la religion, ce qui a rendu possible une émancipation précoce et large du développement de la science à l’égard des besoins sociaux et idéologiques de la religion. Jacob Burckhardt place cette situation nouvelle avec toutes ses conséquences de la plus haute importance au cœur de ses considérations : « Avant tout, aucun sacerdoce n’avait fait de la religion et de la philosophie une seule et même chose, et en particulier, la religion, comme nous l’avons déjà dit, n’était pas conditionnée par aucune caste qui, en tant que gardienne imposée du savoir et de la foi, aurait pu être en même temps la maîtresse de la pensée. » 5 Ce n’est pourtant que l’aspect 3 Ibidem p. 436. 4 Ibidem p. 437. 5 Jacob Burckhardt, (1818-1897), historien, historien de l'art, philosophe de l'histoire et de la culture et historiographe suisse. Histoire de la Civilisation grecque, trad. Frédéric Mugler, 4 tomes + 1 tome de notes regroupées, Éditions de L'Aire, 2002, t. III p. 377. GEORG LUKÁCS, LA DÉSANTHROPOMORPHISATION DU REFLET DANS LA SCIENCE 9 négativement libérateur pour le développement d’une méthode et d’une conception du monde scientifiques. Ces mêmes tendances évolutives de la société grecque, que nous venons de décrire brièvement, entraînent de l’autre côté un mépris social du travail, dont on peut toujours et encore observer les conséquences au cours de l’histoire de la science et de la philosophie grecques. Marx raille Nassau Senior 6 parce que celui-ci considère Moïse comme un « travailleur productif ». Il souligne à cette occasion l’opposition radicale de la relation au travail dans l’antiquité et le capitalisme. « S’agissait-il du Moïse d’Égypte ou de Mendelssohn ? 7 Moïse aurait vivement remercié Monsieur Senior d’être considéré comme un "travailleur productif" selon Smith. 8 Tous ces gens sont à tel point obsédés par leurs idées fixes bourgeoises qu’ils croiraient offenser Aristote ou Jules César en les appelant "travailleurs improductifs". Ces derniers auraient déjà considéré le titre de "travailleur" comme une offense. » 9 Ce n’est que de la sorte que sont uploads/Science et Technologie/ georg-lukacs-esthetique-deuxieme-chapitre-la-desanthropomorphisation-du-reflet-dans-la-science.pdf

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