HISTOIRE D'UN DIALOGUE IMPOSSIBLE : J. KRISTEVA, J. LOTMAN ET LA SÉMIOTIQUE Ema

HISTOIRE D'UN DIALOGUE IMPOSSIBLE : J. KRISTEVA, J. LOTMAN ET LA SÉMIOTIQUE Emanuel Landolt Éditions de la Maison des sciences de l'homme | « Langage et société » 2012/4 n° 142 | pages 121 à 140 ISSN 0181-4095 ISBN 9782735114245 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-langage-et-societe-2012-4-page-121.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de la Maison des sciences de l'homme. © Éditions de la Maison des sciences de l'homme. Tous droits réservés pour tous pays. 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Lotman et la sémiotique Emanuel Landolt Université de Saint-Gall/Lausanne emanuel.landolt@unisg.ch Je suis un monstre du carrefour Julia J. Kristeva (1998 : 67) Introduction Il est de ces intersections, points de rencontre entre des gestes théoriques de provenance différente, qu’il serait malaisé de prendre à la lettre, et qu’il s’agit de soumettre à la question, afin de sortir des effets de mode, et de mieux comprendre comment « ça parle » à la croisée des discours. Interroger comment les gens se lisent n’est pas une provocation visant la démystification des théories sémiologiques élaborées dans les années 60-70, mais un outil essentiel, modeste, de clarification des imbroglios inévitables liés à une configuration intellectuelle donnée. Dans le cas qui nous occupe, c’est-à-dire la lecture qu’a faite Julia Kristeva, sémiologue et psychanalyste française, des travaux de Jurij Lotman, philologue et sémiologue russe, de telles différences de contextes et de codes de com- munication apparaissent. C’est ainsi dans la perspective d’une meilleure compréhension de l’histoire des idées sémiotiques que de mettre au clair ces problématiques. Dans cet article, il s’agira de comparer l’école de Tartu-Moscou avec la sémiologie française des années 60-70 (Tel Quel, en particulier les tra- vaux conjugués de Barthes et de J. Kristeva), en se concentrant surtout © Éditions de la Maison des sciences de l'homme | Téléchargé le 15/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.217.162.235) © Éditions de la Maison des sciences de l'homme | Téléchargé le 15/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.217.162.235) EMANUEL LANDOLT 122 sur les travaux de J. Lotman et J. Kristeva. L’école de Tartu-Moscou1 comprenant en son sein des individualités marquées et des tendances différentes entre l’école de Moscou (Vladimir Toporov, Viačeslav Ivanov, Boris Uspenskij) et celle de Tartu (Jurij Lotman), nous avons choisi la figure de J. Lotman qui est la plus centrale, puisqu’il en est à la fois théoricien influent et fondateur de ce mouvement. La rencontre de J. Kristeva avec les textes de l’école de Tartu-Moscou et leur publication dans la revue Tel Quel est le début d’un échange intellectuel court et peu suivi (il faudra attendre presque trente ans pour voir de nouvelles traductions de J. Lotman, la dernière monographie publiée en français datant de 1977). Il n’y aura pas d’effet Tartu, comme il y eut un effet Bakhtine en France2. Plusieurs hypothèses liées à la nature des travaux de J. Lotman, aux traditions intellectuelles divergentes et aux conditions asymétriques d’échange entre la France et l’URSS à l’époque, permettent d’expliquer les malentendus liés à cet échange interculturel. La comparaison sert ici de fil conducteur pour mieux comprendre les différences entre les contextes intellectuels, et la difficulté d’un dialogue et d’un échange réel entre les deux univers, et cela pas seu- lement pour des raisons politico-idéologiques ou à cause du caractère fragmentaire des échanges d’informations entre les deux blocs (comme le rappelait Boris Gasparov, ancien membre de l’école de Tartu, dans un récent exposé3), mais aussi parce que les deux univers intellectuels restent essentiellement marqués par des influences intellectuelles dif- férentes et des configurations institutionnelles opposées. Il convient ici de montrer qu’échafauder une comparaison épistémologique entre ces deux mondes n’a rien de fantasque, puisque, malgré la fermeture politico-culturelle de l’URSS, les séminaires d’été de Käariku (Estonie) ont bénéficié non seulement d’une recension en France, mais encore de la présence de certains intellectuels français (J. Kristeva y sera en 1. En ce qui concerne la définition de l’école de Tartu-Moscou (appellation conventionnelle que nous conserverons tout au long de l’article), nous nous basons ici sur l’article que B.Uspenskij (1994) a consacré à ce mouvement dont il est l’un des fondateurs. Selon lui, l’école de Tartu-Moscou ne prétend pas à l’unité de vue de ses différents membres, mais incarne plutôt le fruit de la rencontre entre deux traditions culturelles et intellectuelles distinctes qui se sont mutuellement enrichies au cours de leurs échanges : d’une part les philologues de Léningrad (Lotman et Minc, Lotman quittera Leningrad en 1950 pour l’université de la ville de Tartu en Estonie) et de l’autre les linguistes de Moscou (V. Ivanov et V. Toporov), dont le centre d’intérêt commun serait la sémiotique de la culture. 2. Pour mieux comprendre les malentendus liés à l’importation de Bakhtine dans le contexte francophone, voir les travaux de (Sériot 2005 : 203-221) 3. Séminaire du CRECLECO, Lausanne, le 12 octobre 2009. © Éditions de la Maison des sciences de l'homme | Téléchargé le 15/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.217.162.235) © Éditions de la Maison des sciences de l'homme | Téléchargé le 15/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.217.162.235) HISTOIRE D’UN DIALOGUE IMPOSSIBLE 123 été 1969). La différence d’influences et de mise en réseau des idées est intéressante parce qu’elle montre les voies différentes prises par la sémiotique dans les deux espaces, et nous indique aujourd’hui encore les conséquences importantes que cela a eu sur notre paysage intellectuel. Si la sémiotique telle qu’elle était pensée au sein du groupe Tel Quel n’a pas véritablement fait école, la sémiotique lotmanienne, elle, jouit encore d’un grand prestige au sein du monde intellectuel russe et pour- suit des activités académiques dynamiques. La réception et l’introduction de la sémiotique d’URSS en France par J. Kristeva au travers de son article dans la revue Tel Quel présente de nombreux traits caricaturaux qui viennent tronquer le geste initial de ces textes, donner une image fantaisiste du contexte intellectuel de production de ceux-ci en l’adaptant au goût de l’époque. Il est curieux de rappeler que ce contexte a été ainsi occulté par une personne qui le connaissait de près, puisque J. Kristeva a fait ses études en Bulgarie, dont les conditions ressemblaient peu ou prou à celle de la Russie. Cette lecture effectuée par J. Kristeva vient s’inscrire dans un contexte bien précis, celui de la pensée française des années 60-70, et contribue à légitimer, compléter, les idées d’une révolution radicale dans la Théorie qui viendrait transformer le réel (l’idée de la pratique théorique telle qu’on la trouve chez Althusser par exemple), le triomphe du marxisme dans les facultés de philosophie, mais encore l’air de subversion, de contre-culture, de révolution qui était apparu dans cette décennie-là. En plus de cette comparaison, il ne faut pas omettre ce que les acteurs de l’école de Tartu-Moscou (V.Toporov, J. Lotman), de l’autre côté du rideau de fer, ont eux-mêmes confié au sociologue Waldstein sur la façon dont ils percevaient la théorie post-structuraliste française, notamment comme illustrant une certaine frivolité intellectuelle (Waldstein 2008 : 100). Cette méfiance, incompréhension légitime pour des gens qui construisaient leur modèle dans une Europe orientale fermée à l’Occident, témoigne de l’incompréhension existante entre les deux parties. Il subsiste donc jusqu’à aujourd’hui une asymétrie d’intérêt pour les deux champs : on traduit plus la pensée française en russe que les productions de l’école de Tartu-Moscou en français. 2. Le contexte culturel et institutionnel À bien y regarder, il est clair que lorsque l’on compare les deux contextes institutionnels on arrive vite à des oppositions flagrantes, tant les condi- tions de vie et de liberté de parole ne sont pas soumises aux mêmes interdits (rappelons qu’il n’y a pas eu de mai 1968 en Union Soviétique, © Éditions de la Maison des sciences de l'homme | Téléchargé le 15/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.217.162.235) © Éditions de la Maison des sciences de l'homme | Téléchargé le 15/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.217.162.235) EMANUEL LANDOLT 124 si ce n’est un court Dégel entre 1956 et 1963, rapidement suivi d’une ferme reprise en main par le pouvoir). Nous nous trouvons donc face à deux positionnements opposés : d’un côté la dépolitisation de l’école sémiotique de Tartu et de l’autre l’hyperpolitisation de la pensée française. Dans le contexte intellectuel de l’époque soviétique, il était littéralement impossible de se positionner fortement autrement que par ce uploads/Science et Technologie/ histoire-d-x27-un-dialogue-impossible-j-kristeva-j-lotman.pdf

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