Les risques d’un métier : être chercheur en 2021 Roland Marchal CNRS/Sciences P

Les risques d’un métier : être chercheur en 2021 Roland Marchal CNRS/Sciences Po, Paris Sociétés politiques comparées, 55, septembre-décembre 2021 ISSN 2429-1714 Éditeur : Fonds d’analyse des sociétés politiques, FASOPO, Paris | http://fasopo.org Citer l’article : Roland Marchal, « Les risques d’un métier : être chercheur en 2021 », Sociétés politiques comparées, 55, septembre/décembre 2021, http://www.fasopo.org/sites/default/files/charivaria_n54_1.pdf Sociétés politiques comparées, 55, septembre/décembre 2021 1 Les risques d’un métier : être chercheur en 2021. Résumé Les institutions de la recherche changent et notre métier change aussi, tant il est ballotté par différents courants et demandes sociales. Depuis une vingtaine d’années, l’accès au terrain et le financement de la recherche sont soumis à de nouveaux dispositifs qui posent problème. La question du risque et celle de la responsabilité civile de l’institution qui emploie le chercheur sont devenues premières mais sans que le chercheur ne soit réellement associé à cette évolution. En effet, l’évaluation du risque physique est octroyée à des instances différentes mais souvent de plus en plus éloignées du monde de la recherche et désireuses d’affirmer leurs propres priorités. Cette transformation qui induit un contrôle plus grand de l’activité du chercheur et une bureaucratisation de son univers va paradoxalement de pair avec une mutation des financements qui font la part belle au projet circonscrit dans le temps qui peut inciter les chercheurs au statut le plus fragile ou précaire à prendre plus de risque sur la méthodologie mais aussi sur sa sécurité physique. The hazards of a job: being a researcher in 2021. Abstract Research institutions are changing and our profession is changing too, as they are buffeted by different currents and social demands. Over the last twenty years, access to the field and research funding have been subject to new mechanisms that pose problems. The question of risk and that of the civil liability of the institution employing the researcher have come to the fore, but without the researcher being really involved in this conversation. The evaluation of physical risk is granted to different entities, but often increasingly distant from the academic world and eager to assert their own priorities. This transformation, which leads to greater control of the researcher's activity and a bureaucratisation of his or her world, goes hand in hand with a change in funding, that prioritizes projects circumscribed in time, which may encourage researchers with precarious status to take more risks with regard to methodology and paradoxically to their physical safety. Mots-clés enquête de terrain, dangers de la recherche, évaluation du risque, financement, dépendance méthodologique, liberté académique. Keywords fieldwork, research hazards, risk assessment, funding, methodological dependency academic freedom. Sociétés politiques comparées, 55, septembre/décembre 2021 2 Il est des sujets dont on n’aime guère parler parce qu’ils font partie d’un angle mort de notre pratique professionnelle et parce qu’on a conscience que les solutions aux problèmes posés sont le plus souvent des bricolages qui ne se suffisent pas à eux-mêmes et qui, déconstruits, pourraient être la source de nouvelles interrogations embarrassantes. Les risques du métier font partie de cet ensemble hétérogène de questions qui sont à la fois omniprésentes dans notre quotidien et finalement toujours remisées à un second plan, pour peu qu’il n’y ait pas un dur rappel à la réalité1. Le but ultime d’un chercheur n’est-il pas la publication et donc les risques encourus, quel que soit leur contenu, sont souvent analysés à cette seule aune, dès lors que le danger vital est contenu ? L’arrestation de Fariba Adelkhah et de moi-même en Iran en juin 2019 relève de ce dur rappel à la réalité, bien que nos deux cas doivent être considérés de façon distincte. Si j’ai utilisé l’expression d’otage académique à notre propos2, mon cas personnel se référait à la partie la plus triviale de cette sémantique : j’avais été arrêté parce que mon métier de chercheur était déjà l’indice d’une culpabilité que mes geôliers entendaient expliciter au fil de mes neuf mois et demi de détention. Fariba Adelkhah était, quant à elle, dans une position autrement plus dangereuse puisque l’accusation allait au-delà de son emploi universitaire et concernait soudain certains de ses écrits ou de ses prises de position en tant que chercheuse sur son pays d’origine, bien qu’ils ne soient pas contemporains de son arrestation. Comme le disait très candidement l’un de mes interrogateurs, nul besoin pour moi d’avouer être un espion : je travaillais dans un centre de recherche qui appartenait à une université financée (disait-il) par le ministère des Armées, lui-même sous la houlette des services secrets français. Ma culpabilité se mesurait à la reconnaissance de mon métier de chercheur : espion sans le savoir, en quelque sorte. Qu’importe que cela soit sur l’Afrique ou sur tout autre thème. Nulle imprudence de ma part, comme certains diplomates français se plaisaient à le dire alors : l’Iran n’était pas un pays réputé dangereux et hostile aux touristes français, et touriste je l’étais ou croyais l’être mais, visiblement, cela ne convainquait pas mes interrogateurs. Au crépuscule de ma carrière au CNRS, je regarde avec une réelle nostalgie mes premières années dans cette belle institution, celle de mes premiers longs séjours au Soudan, en Érythrée et en Somalie. À cette époque, l’idée de remplir un ordre de mission me traversait l’esprit mais, souvent, je n’en avais cure car il fallait des précisions qui me manquaient, et le secrétariat de mon centre de recherche avait bien d’autres tâches que celle d’aider un jeune missionnaire à se débrouiller dans des formulaires pourtant simples à remplir mais sans véritable utilité : à la fin, une mission signifiait qu’un bureau serait un peu moins occupé et qu’il était possible d’y caser un chercheur invité pas trop exigeant. Tout autre est la situation aujourd’hui et ce, au moins depuis le 11 septembre 2001, même s’il n’y a pas de lien direct entre cette évolution de la gestion bureaucratique des missions et la terrible attaque contre les États-Unis. En effet, l’après-11 septembre a été marqué par une inquiétude croissante vis-à-vis des effets de 1 Plusieurs ouvrages contribuent de manière essentielle à ce débat. Je renvoie notamment à Vanessa Frangville, Aude Merlin, Jihane Sfeir et Pierre-Étienne Vandamme (dir.), La liberté académique. Enjeux et menaces, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2021, et surtout à Mélanie Duclos et Anders Fjerd (dir.), Liberté de la recherche. Conflits, pratiques, horizons, Paris, Éditions Kimé, 2019, dont plusieurs contributions éclairent le propos de ce texte, notamment ceux de Marwan Mohammed, de Joël Laillier et Christian Topalov. 2 Laure Cailloce, « Roland Marchal : “J’ai été un otage académique” », Le Journal. CNRS, 18 mai 2020, URL : https://lejournal.cnrs.fr/articles/roland-marchal-jai-ete-un-otage-academique (consulté le 14 novembre 2021). Sociétés politiques comparées, 55, septembre/décembre 2021 3 l’attaque contre les États-Unis (globalisation de la figure d’Oussama ben Laden, etc.) et des vives réactions aux interventions américaines en Afghanistan, puis en Irak. Durant cette même période, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec ces événements internationaux, la gestion du CNRS a connu des réformes qui allaient dans le sens d’un contrôle plus étroit (on peut le dire autrement) de l’activité des chercheurs, et notamment de leurs déplacements à l’étranger. Si ailleurs dans l’appareil diplomatique et sécuritaire, on parle d’États faillis (depuis le début des années 1990) ou fragiles3 (surtout après le 11 septembre 2001), au sein du CNRS, on évoque de manière plus feutrée des pays sensibles et des cartes de plus en plus colorées en rouge, surtout lorsqu’on évoque le continent africain. Car beaucoup d’annotations dans ce texte valent pour ceux qui ont besoin de quitter le territoire national pour mener leurs enquêtes. Cela ne signifie pas que la situation en France soit idyllique, loin s’en faut ! Mais le problème de l’accès au terrain ne se pose pas de la même manière. Cette transformation ne s’expliquer par une seule raison. En parlant avec les personnels du CNRS qui sont aujourd’hui en charge de cette autorisation si nécessaire, on comprend vite qu’il y a d’une part une importance plus grande donnée à la responsabilité civile de l’agence de recherche et une inquiétude croissante sur les dangers inhérents à des crises ou à des lieux dans lesquels les chercheurs peuvent se retrouver. Mais, évidemment, cette responsabilité civile et le soin de protéger ses agents sont déclinés de façon diverse suivant les situations et font souvent débat au sein même du CNRS, en tout cas de ses chercheurs. Un problème supplémentaire est évidemment que ces risques ne sont pas toujours explicités dans une tentative d’évaluation collective et contradictoire. De plus, ces risques ne sont pas toujours physiques mais peuvent refléter des positionnements méthodologiques tout à fait problématiques. Le CNRS n’entend se soucier que des premiers. Or les praticiens mettent de plus en plus souvent l’accent sur d’autres aspects, souvent liés à la dépendance financière vis-à-vis d’un projet de recherche, qui induisent quelquefois censure ou autocensure4. Pour essayer de mieux appréhender ce débat, on peut tenter d’y entrer à travers deux questions majeures, portant sur l’accès au terrain et au financement. Mais auparavant, il est une interrogation première à laquelle on ne doit uploads/Science et Technologie/ spc-54-marchal-final.pdf

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