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éruditest un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.éruditoffre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : info@erudit.org « Autour du geste : entretien avec le Professeur Alain Berthoz (Collège de France) » Joël Candau et Arnaud Halloy Anthropologie et Sociétés, vol. 36, n° 3, 2012, p. 27-56. Pour citer ce document, utiliser l'information suivante : URI: http://id.erudit.org/iderudit/1014164ar DOI: 10.7202/1014164ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Document téléchargé le 18 mars 2016 01:38 Anthropologie et Sociétés, vol. 36, no 3, 2012 : 27-56 Entrevue AUTOUR DU GESTE Entretien avec le Professeur Alain Berthoz (Collège de France) Joël Candau Arnaud Halloy Joël Candau – Ma première question vise à rappeler le sens de notre rencontre. Pendant la plus grande partie du XXe siècle, on a vu le fossé se creuser entre les sciences naturelles et les sciences sociales, alors qu’au siècle précédent elles étaient souvent liées. On voit aujourd’hui ce mouvement s’inverser. En immunologie, par exemple, les travaux sur les environnements enrichis (Cao et al. 2010) intègrent de plus en plus les variables sociales, voire culturelles. Par exemple encore, ces dernières années, de plus en plus de travaux relevant des sciences et neurosciences cognitives ou des sciences sociales s’efforcent tout à la fois d’appréhender l’impact du cerveau sur la culture, et vice versa. Depuis l’article séminal d’Ochsner et Lieberman (2001) dans American Psychologist sur l’émergence de la Social Cognitive Neuroscience, ce champ de recherche connaît un développement remarquable1. Dans ce contexte, qu’est-ce que la neurophysiologie et l’anthropologie, selon vous, peuvent faire ensemble ? Si vos travaux représentent un intérêt évident pour l’anthropologue du geste, les données des anthropologues peuvent-elles en retour intéresser le neurophysiologiste ? Bref, peut-il y avoir une plus-value scientifique entre le rapprochement de nos deux champs disciplinaires (par exemple, retrouver le sujet longtemps oublié), ou une simple juxtaposition de connaissances ? Alain Berthoz – Entre les sciences de la cognition (pas seulement du cerveau), et l’anthropologie, il y a eu et il y a encore un fossé disciplinaire qu’il est très difficile de combler. En 1999, le grand programme Cognitique, qui avait été lancé par le ministère de la recherche – à l’époque où Claude Allègre était ministre – avait pour but de rapprocher les neurosciences des sciences humaines et sociales. Le projet a été soutenu par toute une équipe 1. On peut citer le n° de juin 2010 de la revue Social Cognitive and Affective Neuroscience sur la Cultural Neuroscience, le supplément de juin 2010 de Current Anthropology sur la mémoire de travail, le n° de mars 2010 de la revue Neuron sur la notion de Social Neuroscience (avec un article de Georg Northoff éloquemment intitulé « Humans, Brains, and their Environment : Marriage between Neuroscience and Anthropology ? »), la création en 2011 de la revue Socioaffective Neuroscience & Psychology ou encore la mise à l’épreuve de nouveaux découpages épistémologiques avec l’émergence du Bioculturalism, de la Psychological Anthropology, de la Neuroanthropology, de la Behavioral Neuroscience ou de la Behavioral Epigenetics. 28 JOËL CANDAU ET ARNAUD HALLOY scientifique et à l’époque où je présidais son comité scientifique, j’avais essayé, avec l’aide de Philippe Descola, de réunir les anthropologues pour voir s’il était possible de lancer des recherches communes. Ce fut extrêmement difficile. Or, je suis convaincu qu’il ne peut pas y avoir de compréhension du fonctionnement du cerveau non seulement dans ses fonctions cognitives les plus élevées, mais aussi en considérant les dimensions culturelles, historiques, didactiques, d’éducation, sans une coopération approfondie avec les anthropologues. Donc, à la question de la plus-value que peut apporter aux sciences de la cognition une coopération avec l’anthropologie, la réponse est claire : c’est « oui ». L’obstacle, c’est le cloisonnement des disciplines, qui est dramatique, et que nous avons connu entre psychologie et neurosciences. Dans le livre Leçons sur le corps, le cerveau et l’esprit... que j’ai écrit au Collège2, dès que je suis arrivé, j’ai passé en revue les leçons inaugurales des professeurs du Collège depuis Ribot. Il est apparu clairement que si Wallon et Piéron, par exemple, furent des chercheurs situés aux frontières neurosciences-psychologie, un fossé fut creusé ensuite, en particulier par l’École de Fraisse qui a refusé tout contact avec les neurosciences. Par conséquent, le fossé n’existe pas seulement entre l’anthropologie et les sciences du cerveau… Même entre psychologie et neurosciences, il y a eu un fossé qui, heureusement, est maintenant comblé, en particulier par les nouvelles générations de jeunes chercheurs qui travaillent sur ces frontières. L’autre obstacle a été la difficulté de la relation entre les sociologues et les sciences du cerveau. Les paradigmes et les modèles de la sociologie sont des paradigmes et des modèles qui sont très différents de ceux de la psychologie cognitive et des neurosciences. J’en avais beaucoup discuté avec Pierre Bourdieu. Nous avions imaginé, par exemple sur la notion d’habitus, des ponts, des liens possibles entre la sociologie, l’anthropologie cognitive et les neurosciences. Aujourd’hui, dans les sciences de la cognition nous avons réussi à avoir des collaborations intéressantes avec certains philosophes (bien qu’une partie de la philosophie reste l’histoire de la philosophie), avec certains linguistes, mais il y a encore peu de liens avec les sociologues. La même difficulté est apparue avec les économistes. À l’époque, j’avais tenté de réunir les économistes afin d’envisager la possibilité de projets de recherche aux frontières. Ça n’est finalement que depuis quatre ou cinq ans, ou un peu plus peut-être, qu’il y a la « mode » de la neuroéconomie. De toute façon, aujourd’hui tout devient « neuro »-quelque chose… Il a fallu que Daniel Kahneman, psychologue, reçoive le prix Nobel d’économie, alors qu’il avait contesté les modèles formels d’économie il y a trente ans, pour que tout d’un coup les économistes acceptent de travailler avec les gens des neurosciences. C’est d’ailleurs Daniel Kahneman qui, un peu avant la parution de mon ouvrage La décision3, a fait les premières recherches, en 2. Berthoz (1999). 3. Berthoz (2003a). Autour du geste 29 imagerie cérébrale, sur les aires du cerveau activées dans un jeu de roulette. On peut dater pratiquement de ce moment-là l’intérêt soudain porté à la neuroéconomie par la communauté internationale. Donc, pour répondre à votre question, la plus-value d’une coopération avec l’anthropologie pour les sciences cognitives est évidente. Bien sûr, chaque discipline doit développer ses modèles et il n’est pas facile de relier le fonctionnement du cervelet ou des ganglions de la base avec le fonctionnement d’une société. Mais aujourd’hui, effectivement, il y a éclosion de ce lien. Enfin, une autre raison des difficultés de collaboration entre, d’une part, la psychologie et les neurosciences cognitives et, d’autre part, les sciences sociales, est le fait qu’une grande partie de la psychologie ou des neurosciences porte sur le sujet solipsiste, le sujet seul, et qu’il n’y a eu que très peu de recherches concernant les interactions avec autrui. L’intérêt actuel pour l’aspect social des émotions est, par exemple, matérialisé par la création par Jean Decety du journal Social Neuroscience. Arnaud Halloy – Renchérissant sur la question de Joël Candau, je ne peux m’empêcher de rappeler l’intuition de Marcel Mauss qui, dans la conclusion de son article séminal sur les « techniques du corps »4, soulignait la nécessité de développer une étude « socio-psycho-biologique » des techniques du corps à la base de ce qu’il appelait alors la « mystique ». Je pense que Marcel Mauss aurait été d’accord d’étendre ce constat à tous les domaines de l’existence (humaine). Comment envisagez-vous, en tant que neurophysiologiste, cette articulation difficile entre les dimensions biologiques, psychologiques et sociales des techniques du corps qui façonnent notre rapport aux choses et aux autres ? Et pour rejoindre la question de Joël Candau : pensez-vous qu’un dialogue entre les sciences sociales, qui ont tendance à mettre en évidence la diversité des gestes à travers les cultures et l’histoire, et les sciences de la vie, qui en soulignent davantage les invariants, soit possible ? Et si oui, comment envisagez-vous leur collaboration ? A. B. – Je crois qu’il y a ici deux questions. La première concerne l’intérêt de Mauss et tous les textes qu’il a écrits sur les techniques du corps. Je l’ai lu il y a longtemps, mais je pense que Mauss n’était pas seulement intéressé par les techniques du corps, mais par l’expression corporelle, c’est-à-dire l’étude de l’expression par le corps des aspects culturels et sociaux. Une branche de l’anthropologie s’intéresse aux techniques du corps, au sens large. Par exemple Blandine Bril a travaillé en Inde sur les techniques de la sculpture5. Sur le problème de l’expression corporelle, il y a aussi des livres comme celui de Guillemette Bolens (2008), uploads/Science et Technologie/autour-de-geste-berthoz.pdf

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