L'âyurveda ancien et contemporain en Asie du Sud et en Occident Michel Angot Me

L'âyurveda ancien et contemporain en Asie du Sud et en Occident Michel Angot Membre du Centre d'Études de l'Inde et de l'Asie du sud Enseignant à l'EHESS L'âyurveda (à prononcer "âyourvéda") est une médecine traditionnelle de l'Asie du Sud qui, sous une forme profondément altérée, bénéficie aujourd'hui de l'engouement occidental envers certaines médecines exotiques, principalement chinoise, tibétaine et indienne. En France, on parle de © médecine naturelle ª ; en anglais, de © médecine alternative ª ou de © médecine complémentaire ª avec l'idée que ces médecines contribueraient à une médecine universelle. De fait, l'âyurveda est double. Il y a l'âyurveda ancien des pays de l'Asie du Sud (les Indes), qui est arrimé à des philosophies, des religions et des pratiques sociales déterminées. Par ailleurs, il y a l'âyurveda contemporain, pratiqué en Inde et, depuis quelques années, en Occident. Bien que différents, les deux hésitent entre les appellations © médecine complémentaire ª et © médecine alternative ª. En tant que médecine alternative, l'âyurveda est présenté comme un autre système de médecine universelle qui est confronté à la médecine scientifique et est plus ou moins adapté aux réalités sociales et idéologiques de l'Inde et de l'Occident, tandis que, comme médecine complémentaire, l'âyurveda est une médecine qui vient combler certaines lacunes de la médecine scientifique, notamment dans les domaines de la prévention et du bien-être. 1. L'âyurveda et les autres médecines traditionnelles d'Asie du Sud 1.1 Quel qu'il soit aujourd'hui, l'âyurveda fut d'abord une des médecines traditionnelles en Asie du Sud. Il apparaît tout constitué dans des traités qui datent des débuts de l'ère chrétienne, principalement la Caraka-Samhitâ et la Sushruta-Samhitâ (cf. § 2.1). Ces traités volumineux sont composés en sanskrit, ce qui montre que l'âyurveda était pratiqué dans le monde sanskrit, les pays de la « cosmopolis sanskrite », là où cette langue avait été adoptée par les érudits comme langue de culture. Au premier millénaire, cela recouvre en gros l'Asie du Sud et du Sud-Est sub-himalayen. Les classiques de l'âyurveda ont aussi été exportés dans les périphéries de cette cosmopolis et une grande partie l'âyurveda a été adoptée ou connue dans les médecines des cultures environnantes, notamment via la diffusion du bouddhisme. C'est le cas du Tibet : l'essentiel de la médecine tibétaine est une adaptation de l'âyurveda. La Caraka-Samhitâ, mentionnée par Biruni dans son Tahqîq mâ li-l-Hind (Livre de l'Inde), vers 1032, a été traduite en persan et en arabe. Par ailleurs, comme le sanskrit était la langue des érudits, l'âyurveda était, et est encore, une médecine savante : il était l'un des savoirs traditionnels transmis de maître à disciple. La formation du médecin comprenait l'apprentissage par cœur d'un traité en sanskrit, traité qu'il devait continuer à réciter quotidiennement jusqu'à sa mort et transmettait à son tour à un disciple. Le fait que ce savoir fût en partie de nature empirique ne doit pas être compris comme une limitation de son caractère érudit. 1.2 L'âyurveda a été en contact avec d'autres médecines traditionnelles. La pratique médicale la plus anciennement attestée dans cette région du monde est dite « védique » (terme tiré de Véda, le nom collectif donné à la révélation brahmanique composée à la fin du second millénaire avant J.-C.). Cette médecine est principalement de nature magico-religieuse : les maladies résultent de l'action d'esprits qu'il s'agit de déplacer, d'attirer vers un autre support (les ennemis, un autre territoire, un animal, etc.) ou d'apaiser par des rituels. On essaye donc d'apaiser le courroux d'un mal quelconque ou de le transférer sur un tiers. Le mal est entré dans le corps de l'individu par le non-respect d'un tabou, par l'action des sorciers ennemis, par le non-respect, volontaire ou non, des dieux et de toutes les puissances. Si l'on mentionne la consommation de remèdes surtout à base de plantes, on a recours principalement à la récitation des formules sacrées (appelées mantras) : c'est le mantra qui donne au remède son efficacité. Certains hymnes, surtout dans l'Atharva-veda, un des quatre Veda, sont à portée médicale, mais on ne voit pas l'émergence d'un savoir médical en tant que tel, isolé de la religion. La médecine magique n'a pas cessé d'être pratiquée en Asie du Sud. Au VIIIe siècle, Samkara, demeuré jusqu'à aujourd'hui le plus célèbre des philosophes-théologiens en sanskrit, ne doute pas qu'un poison accompagné d'un mantra change le poison en un médicament. Les hymnes sanskrits étaient réservés aux brahmanes jusqu'au XIXe siècle : cette médecine magique était donc aussi une médecine d'érudits. On ne connaît pas la médecine populaire avant les récits des voyageurs européens depuis le XVIe siècle et les études ethnologiques menées dans ces sociétés récemment. De nos jours, cette médecine magique continue à avoir droit de cité en Asie du Sud dans l'offre médicale, à côté et même à l'intérieur des médecines âyurvédique et scientifique. 1.3 Une autre médecine traditionnelle est liée aux nouvelles sensibilités qui colorent toutes les religions de la fin du premier millénaire. Leurs traités étant parfois nommés tantra, on parle commodément de « tantrisme » et, pour le cas qui nous occupe, de « médecine tantrique ». On y fait l'usage de mantras. Alors que les mantras védiques sont des phrases qu'il s'agit d'énoncer à voix haute, les mantras tantriques sont des séquences de sons, parfois des « germes phoniques », dénuées de signification dont la puissance est activée dans des méditations. Aujourd'hui, ce sont surtout ces mantras tantriques qui demeurent utilisés. Le bouddhisme, dès son origine, a aussi connu des mantras curatifs. Mais, là encore, c'est avec le tantrisme, vers la fin du premier millénaire après J.-C., qu'on y a développé l'usage des vidyâdhâranî « (formules) porteuses de savoir (magique) », nom souvent abrégé en dhâranî. Parmi les plus connues de ces formules, citons la « grande formule du paon ». Ce mantra servait de panacée, mais était particulièrement employé contre les morsures de serpent (le paon est un animal très courant en Inde et il est, avec la mangouste, un des ennemis naturels des serpents). La médecine des Siddha – un autre système de médecine indienne pratiqué dans le Sud de l'Inde et fondé sur la pratique du yoga – est en partie l'héritière de cette médecine tantrique. 1.4 L'offre médicale s'est encore accrue quand les pays indiens, à partir du XIe siècle, sont ouverts par la conquête sur l'espace arabo-musulman, alors au faîte de son rayonnement intellectuel. Les Arabes introduisirent la médecine gréco-arabe dite yûnânî « ionienne ». Cette médecine (qui utilise la langue arabe, sans être d'origine arabe) a continué à se développer en Inde, principalement dans les populations musulmanes, notamment à la cour des Moghols. La venue des Européens à l'extrême fin du XVe siècle n'a d'abord pas changé grand chose. Les princes, à commencer par les empereurs moghols, ont fait appel aux nombreux médecins européens qui séjournaient dans l'Hindoustan. L'habileté de certains d'entre eux fut appréciée. Des hommes sans vraie formation médicale, comme François Bernier (1620-1688) ou le Vénitien Nicolao Manucci (1639-1717), pouvaient exercer avec succès à la cour des Moghols à une époque où le bon sens et dame nature étaient encore les meilleurs médecins. François Bernier pratiqua la vivisection d'un mouton pour démontrer à son hôte la circulation sanguine. Les Occidentaux avaient des connaissances en anatomie assurées par la pratique de la dissection (le traité de Vesale est publié en 1545) et par les planches d'anatomie inconnues dans l'âyurveda avant la fin du XIXe siècle. Mais ce n'est guère avant le XIXe siècle que la médecine scientifique, notamment via la découverte des germes infectieux et le traitement des maladies associées, a révolutionné les choses. Encore en 1832, en France, on ne sait pas soigner le choléra (dont meurt le premier ministre de l'époque) ni les autres maladies infectieuses. Ce n'est pas avant la fin du XIXe siècle que la science occidentale s'impose grâce à l'efficacité des vaccins. Il demeure que la norme médicale, en Inde, au XXe siècle, est le pluralisme. 2. L'âyurveda ancien : les principes 2.1. Les textes âyurvédiques forment une littérature importante par son volume et sa qualité. Cette dernière est surtout sensible dans les traités anciens. Il y a d'abord un corpus de textes datant du début de l'ère chrétienne. Ce corpus comprend des Samhitâ « Collections » : ce sont de vastes compilations attribuées à des médecins fondateurs mythiques. Les plus anciennes sont les plus réputées : ce sont celles de Caraka et de Sushruta (Caraka-Samhitâ – ci-dessous : CS – et Sushruta-Samhitâ). Avec la Vagbhata-Samhitâ, elles forment « la grande triade » des classiques dont toutes les autres Collections se sont inspirées. Les conceptions y sont fondamentalement identiques, chacune se distinguant par une insistance donnée à tel ou tel domaine. La Caraka-Samhitâ informe beaucoup sur les conceptions générales de l'âyurveda, y compris aux niveaux sociologique et philosophique ; Sushruta parle de chirurgie. Le fin observateur que fut Biruni cite Caraka « qu'ils [les gens de l'Hindustan] mettent au-dessus de tous les autres », dans son ouvrage écrit en arabe vers 1030. Le troisième classique, la Vagbhata-Samhitâ, est important parce qu'il a uploads/Sante/ angot-ayurveda-clio-pdf.pdf

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  • Publié le Oct 03, 2021
  • Catégorie Health / Santé
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