1 Nature et culture : des alliances nouvelles Jean-François Dortier Souvent con

1 Nature et culture : des alliances nouvelles Jean-François Dortier Souvent considérée comme une « seconde nature », la culture se substitue à une nature inachevée. Mais il existe d'autres relations possibles entre nature et culture... L’araignée n’apprend pas à faire sa toile auprès de sa maman. Le tissage de sa toile est inné. L’oiseau n’apprend pas à faire son nid en regardant ses parents. La construction de son nid est transmise par la voie de l’hérédité. 2 En revanche, les humains doivent tout apprendre : à parler, à faire la cuisine, à construire des maisons, à téléphoner, à lacer leurs chaussures, bref tout ce qu’il faut connaître pour survivre en milieu humain. À partir de ce simple constat, une conclusion évidente s’est imposée dans les esprits : chez les animaux, les comportements sont transmis par l’instinct, alors que chez les humains, la transmission des comportements se fait par l’éducation. 3 Sur ce même principe, on a construit une opposition tutélaire entre animal et humain, nature et culture, inné et acquis, instinct et apprentissage, déterminisme et liberté, etc. L’animal serait enfermé dans une camisole rigide d’instincts, alors que les humains seraient ouverts à tout un champ de possibles, transmis et transformés par les voies de la culture. Une culture qui tient lieu chez les humaines de « seconde nature ». 4 Le problème est qu’une série de découvertes récentes ont remis en cause ce beau partage. On admet aujourd’hui que les animaux possèdent des cultures, les humains des compétences innées, mais surtout qu’inné et acquis sont loin de se substituer l’un à l’autre. Il existe bien d’autres formules de coévolution entre la nature et la culture chez de nombreuses espèces, humains compris. Inachèvement : Quand la culture remplace la nature 5 L'existence de cultures (ou protoculture) animales a été mise à jour par les primatologues japonais dès les années 1950. Sous les yeux des observateurs, une femelle macaque s'était mise à laver ses patates douces dans l'eau de mer avant de les manger. L'innovation avait été rapidement adoptée par quelques individus, puis transmise à tout le groupe. Cette recette de cuisine élémentaire relevait donc à la fois de l'innovation et de la transmission : ce que l'on pouvait considérer comme une forme élémentaire de culture acquise 1. Auparavant, les chercheurs britanniques avaient aussi repéré une forme d'innovation culturelle chez les oiseaux. Quelques mésanges de la banlieue londonienne avaient appris à ouvrir les bouteilles de lait déposées au seuil des maisons. En quelques années, les mésanges de plusieurs lieux d'Angleterre s'étaient transmise la combine et attendaient le livreur de lait 1 Voir notamment Frans de Waal, Quand les singes prennent le thé, Fayard, 2001. 2 pour prendre leur petit-déjeuner. Ces observations allaient précéder de nombreuses autres découvertes sur les cultures animales, une recherche très active depuis trois décennies. 2 6 Ce que l'on nomme désormais les cultures animales désigne tout une gamme de conduites : les innovations alimentaires, les techniques de chasse, les variations locales dans les modes de communication. La présence de ces innovations signifie que les comportements animaux ne sont pas aussi figés par l'instinct que le supposait l'éthologie à l'époque de Konrad Lorenz. 7 Les preuves les plus probantes de l'existence de cultures animales nous sont d'ailleurs données par le cas des animaux élevés en captivité puis libérés dans le milieu naturel : faute d'éducation, certains se révèlent incapables de survivre. C'est ce qui est arrivé à Keiko, une orque élevée dans un parc d'attraction en Californie dans les années 1990. Cette orque avait été la vedette du film Il faut sauver Willy. Remise en liberté après une mobilisation internationale, Keiko s'est avérée incapable de chasser les poissons (jusque-là, on l'avait nourrie avec des poissons morts) et de communiquer avec ses semblables. L'orque est en fait une espèce très sociale dont les techniques de chasse de poissons, d'otaries ou même de mouettes sont sophistiquées. Et ces techniques évoluent régulièrement. 3 Ainsi, depuis peu, certaines orques ont découvert qu'en régurgitant une partie de leur nourriture, elles appâtaient les mouettes. Quand celles-ci se posaient sur l'eau pour manger les restes, elles les surprenaient en surgissant de l'eau. Cette technique inédite de « pêche » à la mouette est apparue récemment chez les orques. 8 Les animaux qui s'acclimatent aux milieux humains sont également de bons exemples d'innovation : les écureuils de Central Park surmontent leur peur « instinctive » pour venir manger dans la main des touristes. Il suffit d'aller sur les marches du Sacré-Cœur parisien pour voir des petits moineaux, réputés craintifs, faire de même. 9 Si certains animaux sont capables de moduler leur comportement en fonction de leurs expériences et de se transmettre leurs techniques, alors il faut admettre qu'eux aussi ont une « seconde nature ». 10 L'acquisition de nouvelles conduites par les animaux (qui apprennent par imitation, par observation, par expérience) est d'ailleurs un phénomène bien connu des psychologues. Après tout, ce sont les chiens, les chats, les pigeons et les rats qui ont été abondamment utilisés en laboratoire pour étudier les mécanismes de conditionnement et d'apprentissage. Aujourd'hui, on sait que les capacités d'apprentissage sont très répandues dans le monde animal : une pieuvre peut apprendre à ouvrir une boîte de conserve en observant une de ses 2 Pour une synthèse récente des connaissances sur le sujet, voir Michel de Pracontal, Kaluchua. Cultures, techniques et traditions des sociétés animales, Seuil, 2010 ; Damien Jayat, Les animaux ont-ils une culture ?, EDP Sciences, 2010 ; Véronique Servais et Jean-Luc Renck, L'Éthologie. Histoire naturelle du comportement, Seuil, 2002. 3 Nicolas Journet, « http://www.scienceshumaines.com /quand-les-orques-se-passent- la-recette_ fr_11632.html », Les Grands dossiers des sciences humaines, n° 1, décembre 2005/janvier-février 2006. 3 congénères le faire. Même les abeilles ont des capacités d'apprentissage, comme l'ont montré les études de Martin Giurfa. 4 11 Les capacités d'apprentissage s'appuient sur des mécanismes de plasticité cérébrale qui sont loin d'être une spécificité humaine. La plasticité cérébrale a d'ailleurs été mise en évidence d'abord chez les rats. Dès les années 1950, Donald Hebb avait montré qu'en élevant des rats dans un environnement stimulant, où ils peuvent faire de nombreux exercices, le poids de leur cerveau augmente significativement par rapport à celui de rats vivants non stimulés, confinés dans leur cage. 12 La question n'est donc plus de savoir aujourd'hui si les animaux sont capables d'apprentissage, mais de connaître leur plus ou moins grande capacité dans ce domaine. Or la réponse est en fait loin d'être évidente, comme le montre le chant des oiseaux. Parmi les centaines d'espèces d'oiseaux étudiées, certaines, comme le pigeon ramier, ont un chant entièrement programmé : tous chantent une mélodie unique, que les individus développent même si on les élève seuls ou si on les rend sourds. Par contre, le canari acquiert son chant au contact de ses congénères, et donc change de chant s'il est élevé dans un milieu différent du sien. 13 Chercher quelle est la part respective de l'instinct et de l'apprentissage dans un comportement n'est d'ailleurs pas une bonne piste : car c'est supposer que l'inné et l'apprentissage sont en relation inverse. Or, dans certains cas, l'apprentissage, loin de combler l'absence de l'instinct, ne fait que le prolonger. C'est ce que l'on va voir maintenant. Perfectionnement : Quand l'apprentissage prolonge l'instinct 14 Le cas des pinsons fournit un bon exemple: à la différence du pigeon (au chant inné) et du canari (dont le chant est appris), les pinsons disposent au départ d'un embryon de chant inné qui se régule au fil du temps. Il faut à peu près dix mois au petit pinson pour acquérir les six thèmes différents de son chant. Et cette acquisition progressive passe par des premiers gazouillis de sollicitation (« chirp ») puis un préchant (« subsong ») désordonné, qui va devenir progressivement et au contact d'un modèle, un chant structuré avec des notes, variations et séquences.5 15 L'acquisition du chant chez les pinsons n'est pas une greffe sur un cerveau de tous les possibles. Il doit plutôt être conçu comme un « perfectionnement » où l'acquisition prolonge et modèle un schéma inné. 16 On dispose d'autres exemples animaux de ce phénomène. C'est le cas par exemple de la construction de barrages par les castors. Ces animaux construisent-ils leur barrage et leur hutte par un instinct inné ou en observant faire leurs parents ? La question avait passionné 4 Martin Gay-Lussac, « http://le-cercle-psy.scienceshumaines.com /pas-folle-l- abeille_ sh_28876 », 24 avril 2012. 5 Jean-Pierre Ternaux et François Clarac, Le Bestiaire cérébral. Des animaux pour comprendre le cerveau humain, CNRS Éd., 2012. 4 Lewis H. Morgan, l'un des pères de l'anthropologie. Il a écrit sur le sujet un livre peu connu, Le Castor américain et ses ouvrages. 6 En observant leurs constructions dans plusieurs régions du Canada, L.H. Morgan avait remarqué que les barrages étaient tous bâtis sur un même schéma de construction, suggérant donc un instinct. Mais l'emplacement des barrages, le creusement des canaux servant à transporter le bois parfois sur des centaines de mètres, montraient aussi une certaine capacité de jugement, une aptitude à améliorer uploads/Societe et culture/ 2-nature-et-culture-dortier.pdf

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