PIERRE BOURDIEU Questions de sociologie LES ÉDITIONS DE MINUIT PIERRE BOURDIEU

PIERRE BOURDIEU Questions de sociologie LES ÉDITIONS DE MINUIT PIERRE BOURDIEU Questions de sociologie LES ÉDITIONS DE MINUIT © 1984/2002 by LES ÉDITIONS DE MINUIT 7, rue Bernard-Palissy, 75006 Paris www.leseditionsdeminuit.fr En application des articles L. 122-10 à L. 122-12 du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction à usage collectif par photocopie, intégralement ou partiellement, du présent ouvrage est interdite sans autorisation du Centre français d'exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). Toute autre forme de repro- duction, intégrale ou partielle, est également interdite sans autorisation de l'éditeur. ISBN 978-2-7073-1825-1 PROLOGUE Je ne voudraispasfaire précéder d'un long préambule écrit les textes reproduits ici, qui sont tous des transcrip- tions de discours oraux et destinés à des non-spécialistes. Pourtant, je crois nécessaire de dire au moins pourquoi il m'a paru utile, et légitime, de livrer ainsi sous une forme plus facile mais plus imparfaite des propos qui, pour certains, abordent des thèmes que j'ai déjà traités ailleurs et de manière sans doute plus rigoureuse et plus complète (1). La sociologie diffère des autres sciencesau moins sur un point: on exige d'elle une accessibilité que l'on ne demande pas de la physique ou même de la sémiologie et de la philosophie. Déplorer l'obscurité, c'est peut-être aussi une façon de témoigner que l'on voudrait com- prendre, ou être sûr de comprendre, des choses dont on pressent qu'elles méritent d 'être comprises. En tout cas, il n'est sans doute pas de domaine où le «pouvoir des experts» et le monopole de la «compétence» soit plus dangereux et plus intolérable. Et la sociologie ne vau- drait pas une heure de peine si elle devait être un savoir d'expert réservéaux experts. Je ne devrais pas avoir besoin de rappelerqu'aucune science n'engage des enjeux sociaux aussi évidemment que la sociologie. C'est ce qui fait la difficulté particu- lière et de la production du discours scientifique et de sa transmission. La sociologie touche à des intérêts, parfois vitaux. Et l'on ne peut pas compter sur les patrons, les évêques ou les journalistes pour louer la scientificité de travaux qui dévoilent les fondements cachés de leur domination et pour travailler à en divulguerles résultats. Ceux qu'impressionnent les brevets de scientificite que les Pouvoirs (temporels ou spirituels) aiment à décerner doivent savoir que, dans les années 1840, l'industriel Grandin remerciait, à la tribune de la Chambre, «les (1) Et auxquels j'ai renvoyé chaque fois, à la fin, pour que le lecteur puisse, s'il le souhaite, allerplus loin. 7 © 1984/2002 by LES ÉDITIONS DE MINUIT 7, rue Bernard-Palissy, 75006 Paris www.leseditionsdeminuit.fr En application des articles L. 122-10 à L. 122-12 du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction à usage collectif par photocopie, intégralement ou partiellement, du présent ouvrage est interdite sans autorisation du Centre français d'exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Parisl_ Toute autre forme de repro- duction, intégrale ou partielle, est également interdite sans autorisation de l'éditeur. ISBN 978-2-7073-1825-1 PROLOGUE Je ne voudrais pas faire précéder d'un long préambule écrit les textes reproduits ici, qui sont tous des transcrip- tions de discours oraux et destinés à des non-spécialistes. Pourtant, je crois nécessaire de dire au moins pourquoi il m'a paru utile, et légitime, de /ivrer ainsi sous une forme plus facile mais plus imparfaite des propos qui, pour certains, abordent des thèmes que j'ai déjà traités ailleurs et de manière sans doute plus rigoureuse et plus complète (1). La sociologie diffère des autres sciences au moins sur un point: on exige d'elle une accessibilité que l'on ne demande pas de la physique ou même de la sémiologie et de la philosophie. Déplorer l'obscurité, c'est peut-être aussi une façon de témoigner que l'on voudrait com- prendre, ou être sûr de comprendre, des choses dont on pressent qu'elles méritent d ëtre comprises. En tout cas, il n'est sans doute pas de domaine où le «pouvoir des experts» et le monopole de la «compétence» soit plus dangereux et plus intolérable. Et la sociologie ne vau- drait pas une heure de peine si elle devait être un savoir d'expert réservé aux experts. Je ne devrais pas avoir besoin de rappeler qu'aucune science n'engage des enjeux sociaux aussi évidemment que la sociologie. C'est ce qui fait la difficulté particu- lière et de la production du discours scientifique et de sa transmission. La sociologie touche à des intérêts, parfois vitaux. Et l'on ne peut pas compter sur les patrons, les évêques ou les journalistes pour louer la scientificité de travaux qui dévoilent les fondements cachés de leur domination et pour travailler à en divulguer les résultats. Ceux qu'impressionnent les brevets de scientifzcité que les Pouvoirs (temporels ou spirituels) aiment à décerner doivent savoir que, dans les années 1840, l'industriel Grandin remerciait, à la tribune de la Chambre, «les (1) Et auxquels j'ai renvoyé chaque fois, à la fin, pour que le lecteur puisse, s'il le souhaite, aller plus loin. 7 savants véritables» qui avaient montré que l'emploi des enfants était souvent un acte de générosité. Nous avons toujours nos Grandins et nos «savants véritables». Et le sociologue ne peut guère compter, dans son effort pour diffuser ce qu'il a appris, sur tous ceux dont le métier est de produire, jour après jour, semaine après semaine, sur tous les sujets imposés du moment, la «violence», la «jeunesse», la «drogue», la «renaissance du religieux», etc., etc., les discours même pas faux qui deviennent aujourd'hui des sujets de dissertation imposés aux lycéens. Pourtant, il aurait grand besoin d'être aidé dans cette tâche. Parce qu'il n y a pas de force intrinsèque de l'idée vraie et que le discours scientifique est lui-même pris dans les rapports de force qu'il dévoile. Parce que la diffusion de ce discours est soumise aux lois de la diffusion culturelle qu'il énonce et que les détenteurs de la compétence culturelle qui est nécessaire pour se l'approprier ne sont pas ceux qui ont le plus d'intérêt à le faire. Bref. dans la lutte contre le discours des haut- parleurs, hommes politiques, essayistes, joumalistes, le discours scientifique a tout contre lui : les difficultés et les lenteurs de son élaboration, qui le fait arriver, le plus souvent, après la bataûle; sa complexité inévitable, propre à décourager les esprits simplistes et prévenus ou, simplement, ceux qui n'ont pas le capital culturel nécessaire à son déchiffrement; son impersonnalité abstraite, qui décourage l'identification et toutes les formes de projections gratifiantes, et surtout sadistance à l'égard des idées reçues et des convictions premières. On ne peut lui donner quelque force réelle qu'à condi- tion d'accumuler sur lui la force sociale qui lui permette de s'imposer. Ce qui peut exiger que, par une contradic- tion apparente, on accepte de jouer les jeux sociaux dont il (dlënonce la logique. Tenter d'évoquer les mécanismes de la mode intellectuelle dans tel des hauts lieux de la mode intellectuelle, utiliser les instruments du marketing intellectuel, mais pour leur faire véhiculer cela même que d'ordinaire ils occultent, en particulier la fonction de ces instruments et de leurs utilisateurs ordinaires, essayer d'évoquer la logique des rapports entre le Parti 8 communiste et les intellectuels dans un des organes du Parti communiste destiné aux intellectuels, etc., c'est, acceptant d'avance le soupçon de la compromission, tenter de retoumer contre le pouvoir intellectuel les armes du pouvoir intellectuel en disant la chose la moins attendue, la plus improbable, la plus déplacée dans le lieu où elle est dite ; c'est refuser de «prêcher des convertis», comme fait le discours commun qui n'est si bien entendu que parce qu'il ne dit à son public que ce qu'il veut entendre. 9 savants véritables» qui avaient montré que l'emploi des enfants était souvent un acte de générosité. Nous avons toujours nos Grandins et nos «savants véritables». Et le sociologue ne peut guère compter, dans son effort pour diffuser ce qu'il a appris, sur tous ceux dont le métier est de produire, jour après jour, semaine après semaine, sur tous les sujets imposés du moment, la «violence», la «jeunesse», la «drogue», la aenaissance du religieux», etc., etc., les discours même pas faux qui deviennent aujourd'hui des sujets de dissertation imposés aux lycéens. Pourtant, il aurait grand besoin d'être aidé dans cette tâche. Parce qu'il n :v a pas de force intrinsèque de l'idée vraie et que le discours scientiFuzue est lui-même pris dans les rapports de force qu'il dévoile. Parce que la diffusion de ce discours est soumise aux lois de la diffusion culturelle qu'il énonce et que les détenteurs de la compétence culturelle qui est nécessaire pour se l'approprier ne sont pas ceux qui ont le plus d'intérêt à le faire. Bref. dans la lutte contre le discours des haut- parleurs, hommes politiques, essayistes, joumalistes, le discours scientifique a tout contre lui : les difficultés et les lenteurs de son élaboration, qui le fait arriver, le plus souvent, après la bataüle; sa complexité inévitable, propre à décourager les esprits simplistes et prévenus ou, simplement, ceux qui n'ont pas le capital culturel nécessaire à son déchiffrement; son impersonnalité abstraite, qui décourage l'identification uploads/Societe et culture/ bourdieu-pierre-questions-de-sociologie-2002.pdf

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