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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=ARSS&ID_NUMPUBLIE=ARSS_139&ID_ARTICLE=ARSS_139_0066 Au-delà de l’«identité» par Rogers BRUBAKER | Le Seuil | Actes de la recherche en sciences sociales 2001/3 - 139 ISSN 0335-5322 | ISBN 2-02-051117-7 | pages 66 à 85 Pour citer cet article : — Brubaker R., Au-delà de l’«identité», Actes de la recherche en sciences sociales 2001/3, 139, p. 66-85. Distribution électronique Cairn pour Le Seuil. © Le Seuil. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. «L a pire chose qu’on puisse faire avec les mots », écrivait George Orwell il y a un demi-siècle, « c’est de capituler devant eux. » Si la langue doit être « un instrument pour exprimer, et non pour dissimuler ou faire obstacle à la pensée », poursuivait-il, « [on doit] laisser le sens choisir le mot, et non l’inverse»1. L’objet de cet article est de dire que les sciences sociales et humaines ont capitulé devant le mot «identité»; que cela a un coût, à la fois intellectuel et politique; et que nous pouvons mieux faire. Le terme « identité », pensons-nous, a tendance à signifier trop (quand on l’entend au sens fort), trop peu (quand on l’entend au sens faible), ou à ne rien signifier du tout (à cause de son ambiguïté intrinsèque). Nous ferons le point sur le travail conceptuel et théorique que le mot « identité » est censé accomplir, et suggérerons que d’autres termes, moins ambigus, et désencombrés des connotations réifiantes que comporte le terme «identité» seraient mieux à même de remplir cette tâche. Nous soutenons que l’approche constructiviste de l’identité qui prévaut actuellement – la tentative d’« adoucir » le terme et de lever l’accusation d’«essentialisme» qui pèse sur lui en stipulant que les identités sont construites, fluides, et multiples – ne justifie plus que l’on parle d’«identités» et nous prive des outils nécessaires à l’examen de la dynamique «dure» et des revendications essentialistes des poli- tiques identitaires contemporaines. Le constructi- visme «doux» autorise une prolifération des «identi- tés ». Mais tandis qu’elles prolifèrent, le terme perd ses facultés analytiques. Si l’identité est partout, elle n’est nulle part. Si elle est fluide, comment expliquer la manière dont les autocompréhensions peuvent se durcir, se solidifier et se cristalliser ? Si elle est construite, comment expliquer que les identifications externes puissent exercer quelquefois une telle contrainte? Si elle est multiple, comment expliquer la terrible singularité qui est si souvent recherchée – et parfois obtenue – par les politiciens qui essaient de transformer de simples catégories en groupes uni- taires et exclusifs? Comment expliquer le pouvoir et le pathos de la politique identitaire? «Identité» est un mot clé dans le vernaculaire de la politique contemporaine et l’analyse sociale doit en tenir compte. Mais cela ne veut pas dire qu’il faille utiliser l’« identité » comme catégorie d’analyse ou faire de l’«identité» un concept renvoyant à quelque chose que les gens ont, recherchent, construisent et négocient. Ranger sous le concept d’«identité» tout type d’affinité et d’affiliation, toute forme d’apparte- nance, tout sentiment de communauté, de lien ou de cohésion, toute forme d’autocompréhension et d’auto-identification, c’est s’engluer dans une termi- nologie émoussée, plate et indifférenciée. Notre but n’est pas ici d’apporter notre contribution au débat en cours sur les politiques identitaires2. Nous nous concentrons plutôt sur l’identité comme catégorie analytique. Il ne s’agit pas d’une question «purement sémantique» ou terminologique. L’usage et l’abus du terme « identité » affectent, selon nous, non seulement le langage de l’analyse sociale, mais aussi – inséparablement – sa substance. L’analyse sociale – y compris l’analyse de la politique identitaire – exige des catégories analytiques relativement dépourvues d’ambiguïté. Or, aussi suggestif, aussi indispensable qu’il soit dans certains contextes pra- tiques, le terme d’« identité » est trop ambigu, trop écartelé entre son acception «dure» et son acception « faible », entre ses connotations essentialistes et ses nuances constructivistes, pour satisfaire aux exigences de l’analyse sociale. 66 Rogers Brubaker Au-delà de l’«identité» 1 – Citation tirée de « Politics and the English Language », George Orwell, A Collection of Essays, New York, Harcourt Brace, 1953, p. 169-170. 2 – Pour une critique modérée des politiques identitaires, voir Todd Gitlin, The Twilight of Common Dreams : Why America Is Wracked by Culture Wars, New York, Henry Holt, 1995 et, pour une défense sophistiquée, Robin D. G. Kelley, Yo’Mama’s Disfunktional ! : Fighting the Culture Wars in Urban America, Boston, Beacon, 1997. La crise de l’« identité » dans les sciences sociales Le mot «identité» et ses équivalents dans les autres langues ont derrière eux une longue histoire de termes techniques de la philosophie occidentale, des Grecs anciens jusqu’à la philosophie analytique contemporaine. Ils ont servi à traiter des questions philosophiques éternelles : celle de la permanence dans le changement manifeste, celle de l’unité dans la diversité manifeste3. Toutefois, la large utilisation ver- naculaire et socio-analytique du terme «identité» et des termes apparentés est d’origine beaucoup plus récente et de provenance plus localisée. C’est aux États-Unis, dans les années 1960, que le terme d’« identité » a été introduit dans l’analyse sociale et qu’il a commencé à se diffuser dans les sciences sociales et le discours public (quelques signes avant-coureurs sont déjà repérables dans la seconde moitié des années 1950)4. La trajectoire la plus importante et la mieux connue est celle qui est passée par l’appropriation et la popularisation du tra- vail d’Erik Erikson (à qui l’on doit, entre autres choses, l’expression «crise d’identité»)5. Cependant, comme l’a montré Philip Gleason6, il a également existé d’autres voies de diffusion. La notion d’identifi- cation fut extraite de son contexte originel, spécifi- quement psychanalytique (le terme avait initialement été introduit par Freud), et elle se trouva associée, d’un côté, à l’ethnicité (par l’entremise de l’ouvrage influent que Gordon Allport publia en 1954, The Nature of Prejudice), de l’autre, à la théorie sociolo- gique des rôles et à la théorie du groupe de référence (avec des figures telles que Nelson Foote ou Robert Merton). La sociologie des interactions symboliques, d’emblée préoccupée par la question du « moi », en vint à évoquer de plus en plus souvent «l’identité», en partie sous l’influence d’Anselm Strauss7. Deux auteurs contribuèrent cependant davantage encore à populariser la notion d’identité : Erving Goffman, dont le travail se situe à la périphérie de la tradition de l’interaction symbolique, et Peter Berger, dont le travail se rattache aux traditions socioconstructiviste et phénoménologique8. Pour toute une série de raisons, le terme d’«identité» rencontra un écho formidable dans les années 19609: il connut une diffusion rapide qui transcendait les frontières disciplinaires et nationales, s’imposa dans le vocabulaire journalistique aussi bien qu’académique et s’introduisit dans le langage de la pratique sociale et politique aussi bien que dans celui de l’analyse sociale et politique. Le caractère éminemment indivi- dualiste de l’ethos et de l’idiome américains conféra aux questions d’«identité» un relief et une résonance tout particuliers, notamment avec la thématisation, dans les années 1950, du problème de la «société de masse» et avec la révolte générationnelle des années 1960. Par la suite, à partir de la fin des années 1960, avec la naissance du mouvement des Black Panthers et, dans son sillage, d’autres mouvements ethniques auxquels il servait de modèle, il ne fut pas difficile de transposer à l’échelle du groupe – non sans complai- sance – les problématiques de l’identité individuelle, déjà rattachées par Erik Erikson à la « culture com- munautaire »10. La prolifération des revendications identitaires fut facilitée par la relative faiblesse institu- tionnelle des partis de gauche aux États-Unis et par la faiblesse concomitante de l’analyse sociale et politique A U- D E L À D E L’ « I D E N T I T É» 67 3 – Avrum Stroll, « Identity », Encyclopedia of Philosophy, New York, MacMillan, 1967, vol. IV, p. 121-124. Pour une approche philoso- phique contemporaine, voir Bartholomaeus Boehm, Identität und Identifikation : Zur Persistenz physikalischer Gegenstände, Francfort-sur- le-Main, Peter Lang, 1989. Sur l’histoire et les vicissitudes du terme « identité » et des termes apparentés, voir W. J. M. Mackenzie, Politi- cal Identity, New York, St. Martin’s, 1978, p. 19-27, et John D. Ely, « Community and the Politics of Identity : Toward the Genealogy of a Nation-State Concept », Stanford Humanities Review, 5/2, 1997, p. 76 et suiv. 4 – Voir Philip Gleason, « Identifying Identity : A Semantic History », Journal of American History, 69/4, mars 1983, p. 910-931. Dans les années 1930, l’Encyclopedia of the Social Sciences (New York, MacMillan, 1930-1935) ne uploads/Societe et culture/ identite.pdf
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- Publié le Fev 18, 2022
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