Un respect non feint Ayant travaillé pendant dix ans au sein des milieux de l’a
Un respect non feint Ayant travaillé pendant dix ans au sein des milieux de l’alphabétisation et auprès de migrants, j’évoquerai ici ce qui a déterminé mon regard et mon travail, soit une certaine sensibilité et disponibilité à ce que portent avec eux les femmes et hommes vivant l’aventure migratoire. Dans la première partie, je rendrai compte de ce qui a été déterminant dans ma pratique : la certitude non feinte que les migrants viennent armés de savoirs infiniment précieux pour notre société ; savoirs issus, entre autres, de leur culture d’origine. Dans une seconde partie, j’insisterai sur ce que je nommerai « la puissance de l’oralité » de ces femmes et ces hommes ; puissance de l’oralité qui n’est qu’une part de la constellation des savoirs que les migrants amènent avec eux et que j’ai tenté de mettre au centre de mes ateliers. Et je conclurai par une mise en contexte de cette démarche allant à l’encontre de la disqualification qui, aujourd’hui plus encore qu’hier, touche les migrants. Par Pierre Jérémie PIOLAT 18 Journal de l’alpha n°207 L a certitude, que je viens d’évoquer, relative aux savoirs que portent les migrants1, a tout déterminé : ma méthode de travail et, en consé- quence, l’émergence, au sein des ateliers d’écriture que j’ai animés, d’échanges chargés de sens, parfois drôles, parfois profondément secouants, puis de textes et également de scénarios écrits par les par- ticipants2. À dire vrai, je considère que les paroles et les textes du public étaient en quelque sorte déjà là. Simplement, ma certitude relative à ce que les migrants extraoccidentaux amènent avec eux a permis que ces paroles et savoirs ne soient pas tus. Mise en lumière des savoirs Mon objectif n’est donc pas tant d’enseigner le français que de favoriser un espace au sein duquel les migrants peuvent être amenés à mettre en lumière les savoirs issus de leurs univers de référence et de leur aventure migratoire. Ce faisant, les ateliers se déroulant en langue française, leur objectif permet de pratiquer le français d’abord à l’oral, ensuite à l’écrit, en le vivant : c’est-à- dire en essayant de faire sens à travers cette langue, plus qu’en tentant conti- nuellement d’en assimiler et respecter d’abord toutes ses règles. Au fil de cette démarche, les frontières, entre autres linguistiques, bougent. Nous ne sommes que rarement en présence d’un français limité, stable, mais en présence d’un français vivant, parfois mu ou secoué par l’intégration de mots, de rythmes, de syntaxes issus des différentes langues représentées au sein de l’atelier. L’anthropologue française Cécile Canut a décrit, à partir d’un de ses terrains au Mali, un processus faisant tout à fait écho à ce j’ai pu 1 J’emploie le terme « migrant » dans le sens posé par l’anthropologue Thomas Fouquet « comme totalisation de l’expérience migratoire » tenant compte à la fois de l’émigration et de l’immigration. Le choix du terme « migrant » sous-entend un processus ni passif, ni accompli mais en cours d’accomplissement. (FOUQUET T., Imaginaires migratoires et expériences multiples de l’altérité : une dialectique actuelle du proche et du lointain, in Autrepart, n°41, 2007/1, p. 84 – en ligne : www.cairn.info/revue-autrepart-2007-1-page-83.htm). 2 Je me permets de donner ici un aperçu des différents recueils de textes produits au sein de ces ateliers d’écriture : L’être aux aimés, Cultures & Santé asbl, 2015 ; Adresse aux décideurs, Cultures & Santé asbl, 2014 ; Morceaux rapportés de mon passé et de mon futur, Cultures & Santé asbl, 2013 ; Douleurs et femmes, GAFFI asbl, 2013. 19 Apprendre une langue observer quand des femmes et des hommes de différentes origines parlent français entre eux : « Ainsi, au Mali, les énoncés de français que l’on peut entendre sont traversés de variations et se combinent avec de multiples autres formes dont il importe peu de savoir si elles sont française, bambara, peul ou soninké. D’où que vienne le mot ‘sukaro’ (sucre) par exemple, qu’il soit pour certains bambara et pour d’autres français, n’a aucune incidence sur la parole : l’important est bien davantage ce que l’usage permet de faire dans l’interaction, entre acte de pouvoir et de désir. Convaincre, séduire, ordonner, faire rire, instruire, jouer... C’est bien plus à ce niveau que les locuteurs ma- liens, comme tous les locuteurs du monde, concentrent leurs efforts lorsqu’ils parlent. »3 Et c’est également à ce niveau, celui du désir de faire sens, de faire lien, de rire aussi, que se jouent les échanges en français au sein des ateliers. Ma démarche peut se rapprocher de ce qu’une certaine anthropologie appelle des « ateliers ethnographiques » ou « ethnographic workshops » : dynamique partant du principe – comme l’avait présenté l’anthropologue canadien Fré- déric Laugrand au cours d’un séminaire du LAAP (Laboratoire d’Anthro- pologie Prospective) à l’UCL – que la culture ne désigne pas seulement un ensemble de déterminants qui nous agissent malgré nous, inconsciemment. Elle désigne également un ensemble de pratiques conscientes rattachées à un ensemble de conceptions, conscientes elles aussi, relatives au monde, à la vie, au rapport à la terre, à l’urbanité, à la mort, aux différentes étapes de l’exis- tence, entre autres. C’est à cet aspect-là de la culture que je me suis intéressé. « Regard méthode » Dans la plupart des ateliers que je mène, les migrants qui les fréquentent, au grand étonnement parfois de certains représentants des institutions qui m’engagent, finissent assez rapidement par accepter de parler avec plaisir de leur culture, de leur expérience de l’exil et des causes de cet exil, ainsi que 3 CANUT C., « À bas la francophonie ! » De la mission civilisatrice du français en Afrique à sa mise en discours postcoloniale, in Langue française, n°167, 2010/3, p. 40 (en ligne : www.cairn.info/revue-langue- francaise-2010-3-page-141.htm). 20 Journal de l’alpha n°207 du regard qu’ils portent sur l’Europe où ils sont arrivés. Cela se passe ainsi d’abord, à mes yeux, parce que je pars du principe, de cette certitude – évo- quée depuis le début de ce texte – qu’ils ont quelque chose à m’apprendre qui m’aidera à grandir, qu’ils ont des éléments de réponse, relativement à des problèmes non résolus que ma société rencontre, ou que je rencontre en tant que membre parmi d’autres de ma société. C’est ainsi que j’envisage tout trait culturel comme susceptible de me fournir des techniques, non pas tant pour me découvrir, découvrir ma singularité culturelle propre ou celle de ma société, mais pour me permettre de solu- tionner ou comprendre certains de mes problèmes et de ceux de ma société. À titre d’exemple, la plupart des migrants avec lesquels j’ai travaillé, femmes ou hommes, qu’ils viennent d’Afrique, d’Europe de l’Est ou d’Asie, parta- geaient souvent des points de vue assez proches et tranchés relativement à la question des besoins des nouveaux-nés et des jeunes enfants : il faut les por- ter, les allaiter à la demande, ne pas les laisser pleurer. Ce point de vue sur la petite enfance était parfois renforcé et soutenu par l’expérience de certaines femmes qui avaient travaillé en crèche et avaient développé une vraie pos- ture réflexive relative à cette expérience, leur permettant d’identifier et lister avec précision les risques que représentent pour le jeune enfant les coupes budgétaires et le manque de personnel : diminution du pouvoir d’écoute des puéricultrices, de leur patience, de leur empathie, et augmentation de la violence psychique (cris, paroles dénigrantes, enfermement du bébé pleu- reur dans une pièce isolée...). De quoi nous éclairer et nous inviter à nous interroger, entre autres, sur notre mode dominant de socialisation précoce de l’enfant (placé en crèche à l’âge de trois mois) et l’expérience de vie que nous lui imposons. Mon implication dans l’atelier est donc moins le fruit d’une méthode que d’un regard (qui va déterminer la méthodologie). Ce regard vers l’« autre », le considérant comme « puissant », me semble être une des conditions pour ne pas réduire cet autre à un « sans », un « précaire » ; lorsque je m’intéresse à lui ou travaille avec lui, ou quand je suis en position de prétendre pouvoir l’aider à acquérir des savoirs dont il a officiellement besoin. 21 Apprendre une langue Cette démarche n’exclut pas, loin s’en faut, les aspérités. Ce faisant, je peux découvrir des positionnements, des idées, des pratiques – entre autres – culturels dont je ne me sens pas preneur, qui me restent mystérieux ou me semblent inutilisables (notamment, par exemple, relativement à des discours mettant en avant certains aspects coercitifs de certaines écoles se revendi- quant de l’islam ou du christianisme, notamment évangéliste). Mais ces as- pérités font partie intégrante du charme et du trouble de la rencontre. Elles ont, évidemment, voix au chapitre. À agir autrement, au regard de la manière dont il me semble parfois que nous pouvons être malgré nous englués dans une prédisposition, de par notre héri- tage historique, à chosifier les « autres », les non-occidentaux, quelle que soit la grandeur des intentions que nous nous attribuons (ou la sincère volonté de bien agir pour les migrants, leurs droits, uploads/Societe et culture/ piolat 3 .pdf
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- Publié le Mai 12, 2022
- Catégorie Society and Cultur...
- Langue French
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