Bruno Latour Le rappel de la modernité - approches anthropologiques Résumé Qu’e

Bruno Latour Le rappel de la modernité - approches anthropologiques Résumé Qu’est-il arrivé au projet d’« anthropologie symétrique » ces vingt dernières années ? Quelle différence à considérer une multiplicité de culture sur un arrière- plan de nature unifié, ou une multiplicité de natures en plus d’une multiplicité de cultures ? De quelle manière cela ouvre-t-il un autre type d’anthropologie scientifique, non plus basée sur la comparaison mais sur la « diplomatie » ? La modernité, en tant qu’interprétation de l’ancien Occident, peut-elle être rappelée ? Abstract What has happened to the project of "symmetric anthropology" in the last twenty years ? What difference does it make to consider a multiplicity of cultures over the background of a unified nature, or a multiplicity of natures in addition to a multiplicity of cultures ? In which way does it open up another type of scientific anthropology, no longer based on comparison but on "diplomacy" ? Can modernity, as an interpretation of the former West, be recalled ? Pour citer cet article : Bruno Latour. Le rappel de la modernité - approches anthropologiques, ethnographiques.org, Numéro 6 - novembre 2004 [en ligne]. http://www.ethnographiques.org/2004/Latour.html (consulté le [date]). Sommaire Introduction Résumé des épisodes précédents : définition d’une anthropologie dite symétrique Du Contraste entre l’Anthropologie et la Diplomatie Programme pour une définition contemporaine de la modernité « A quoi tenons-nous plus qu’à la vie ? » Bibliographie Introduction Résumé des épisodes précédents : définition d’une Conférence dans le séminaire Descola au Collège de France, 26-11-03 (on a conservé certaines marques du style oral d’origine) Quand une entreprise a lancé sur le marché un produit dont elle s’aperçoit trop tard qu’il est défectueux, elle procède à un rappel souvent par voie de publicité ; ce rappel n’a nullement pour but de détruire le produit ni bien sûr de perdre des parts des marchés, mais, bien au contraire, en montrant aux consommateurs le souci que l’on attache à la qualité des biens et à la sécurité des usagers, de reprendre l’initiative, de regagner la confiance des médias et d’étendre, si possible la production de ce qui avait été trop vite décidé. C’est dans ce sens, un peu étrange mais que je vais expliquer plus loin, que je voudrais prendre l’expression d’un rappel de la modernité, tout en faisant résonner bien sûr le sens plus usuel d’un retour aux principes fondateurs ainsi que celui, qui m’est propre, d’une enquête sur l’étrangeté de son fonctionnement, étrangeté qu’on a tendance le plus souvent à passer sous silence — d’où l’utilité de ce petit rappel. Je voudrais passer rapidement sur ces trente dernières années, car c’est à envisager l’avenir empirique de l’anthropologie que ce nouveau séminaire est dédié. Néanmoins, il n’est pas inutile de faire un bref retour en arrière puisque la ligne que je poursuis depuis tout ce temps demeure, malgré tout, assez marginale. Je remercie Philippe Descola de m’accepter, même provisoirement, dans les rangs de cette discipline dont je me revêt parfois comme le geai se pare des plumes du paon. Je pourrais intituler le premier moment de mon exposé : « Résumé des épisodes précédents : définition d’une anthropologie dite symétrique ». Dans un deuxième temps, je voudrais contraster le premier projet de l’anthropologie avec ce que j’appelle un projet « diplomatique », scientifique lui aussi mais d’une autre manière. Enfin, dans un troisième temps, de loin le plus difficile, je voudrais esquisser brièvement le programme d’une définition contemporaine de la modernité. J’expliquerai au fur et à mesure, le sens donné à tous ces termes. anthropologie dite symétrique Ma contribution à l’anthropologie se résume à une phrase rédigée il y a exactement trente ans, presque jour pour jour, lorsque, à peine installée à Abidjan, je décidai d’obtenir une bourse Fulbright pour me rendre en Californie, dans le laboratoire de Roger Guillemin : « appliquer des méthodes ethnographiques à la pratique scientifique ». Je voudrais rappeler pourquoi cette petite phrase a eu de tels effets sur ma conception même d’un projet anthropologique. Si nous nous reportons trente ans en arrière, nous pouvons mesurer, assez facilement, le chemin parcouru : l’anthropologie sociale ou culturelle s’occupait des cultures ; l’anthropologie physique ou biologique s’occupait de la nature. Il allait donc de soi, dans cette époque lointaine — mais qui demeure malgré tout active encore dans l’enseignement, dans la présentation usuelle de la discipline — que l’on pouvait étudier le monde de deux façons incommensurables : une façon voilée, habillée, couverte, chaude, et une façon dénudée, froide, voire glacée ; disons une façon métaphorique et une façon littérale. La pensée sauvage et la pensée savante, même si, parfois, elles pouvaient produire de beaux rapprochements, des interférences irisées, n’avaient pas entre elles de points de contact durables puisque la première couvrait la seconde d’un manteau bariolée de formes étrangères à la froide nature objective des choses. On pouvait certes pratiquer l’histoire des pensées scientifiques — l’épistémologie française n’y a pas manqué — mais son programme avait pour but de découvrir, de dévêtir encore davantage la pensée savante pour la « libérer » encore plus complètement de ces restes d’irrationalité, de symbolisme, de métaphore, d’idéologie lesquels demeuraient attachés au libre exercice de la Raison. Grâce à l’épistémologie, on savait toujours mieux pourquoi la Science se distinguait absolument, et non relativement, de l’idéologie. La conséquence pour le projet anthropologique d’une telle répartition des tâches entre les cultures au pluriel et la nature au singulier, est simple à comprendre : la multiplicité même des cultures ne pouvait se détacher vivement que sur le fond blanc et homogène de "la" nature. On peut même dire, sans offenser les anthropologues, que le courage avec lequel ils ou elles affrontaient la diversité des cultures venait probablement de cette assurance d’une nature objective et froide, certes glacée et indifférente aux humains, certes sans valeur symbolique, mais en tous cas solide et assurée jouant le rôle de fond. On encaisse d’autant mieux la multiplicité lorsque l’on peut se reposer, en secret, sur une indiscutable et préalable unification. On enregistre, par exemple avec d’autant plus d’équanimité les multiples façons de penser l’enfantement que l’on sait pouvoir trouver dans la physiologie une définition et une seule de la façon biologique de faire des enfants. Revenant des Tropiques, les anthropologues pouvaient toujours s’en remettre aux certitudes des sciences comme des moines en prière peuvent s’adosser à leur "miséricorde" quand ils commencent à faiblir quelque peu... Même si leur propre discipline ne parvenait ils commencent à faiblir quelque peu... Même si leur propre discipline ne parvenait jamais à obtenir tout à fait l’unité exigée pour passer le test de la Science avec un grand esse, les anthropologues pouvaient toujours emprunter à d’autres domaines plus avancés le surcroît attendu de certitude — et il faut leur accorder cette justice qu’ils auront tout essayé : de la linguistique à l’économie, de la démographie à la théorie des systèmes, de la neurobiologie à la sociobiologie. Le point fondamental de cette situation classique, ou plutôt moderne, c’est que l’affirmation de la multiplicité, au fond engageait assez peu, puisqu’elle ne mordait sur rien de vraiment essentiel : elle n’avait pas ancrage ontologique durable. Le réel réel, la vraie et authentique réalité, restait fermement unifiée sous les auspices de la nature. Il y a donc maintenant trente années que cette répartition des tâches me paraît impossible à maintenir. Même si, bien sûr, je n’en avais pas perçu toutes les conséquences, il m’a paru d’emblée évident qu’il y avait dans le projet d’un retour de l’anthropologie sur elle même une asymétrie proche d’une imposture. La raison en est simple et elle est maintenant devenue banale, mais, croyez moi, elle ne l’était pas à l’époque : mes maîtres de l’Orstom avaient sans aucun doute l’intention d’aborder dans les cultures africaines qu’ils étudiaient le noyau central qui en expliquait la cohérence ; et je n’ai aucune raison de douter qu’ils y parvenaient, en étudiant avec tant de subtilité, les Alladians, les Baoulés ou les marchands Mossi. Leur intelligence, je le dis sans ironie aucune, m’éblouissait. Mais, j’étais malgré tout frappé par le fait que, lorsqu’ils tournaient leurs outils, leurs concepts, leurs méthodes vers eux mêmes, vers nous, vers Paris, ils affirmaient modestement ne pouvoir saisir que « certains aspects seulement » des sociétés contemporaines, les aspects qui me paraissaient les plus folkloriques, les plus archaïques, les plus superficiels en tous cas les moins centraux des sociétés modernes. A moins, et tout était dans ce « à moins », de changer complètement de méthodes et de suivre l’irruption de la raison, de la nature, de l’économie modernes dans sa lutte avec les traditions, les cultures, les archaïsmes. Nous avons déjà oublié cette époque, et heureusement, mais rappelez vous la masse de propos, de films documentaires, d’articles de journaux, de thèses et d’études sur les peuples « tiraillés » « déchirés » « partagés » entre « modernité » et « tradition ». On retrouve encore ce thème aujourd’hui, bien sûr, mais le cœur n’y est plus — je reviendrai sur ce point. A l’époque c’était donc uploads/Societe et culture/ latour-b-la-rappel-de-la-modernite.pdf

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