Identité et métamorphose 86 La métamorphose est un sujet qui vous importe, mais
Identité et métamorphose 86 La métamorphose est un sujet qui vous importe, mais pour qu’il y ait métamorphose, il faut changement d’identité, en tout cas altération. En Europe, contrairement aux cultures anglo- saxonnes, on part du principe que l’identité peut changer, alors que pour un anglo-saxon, l’identité est inaliénable et difficilement modifiable, en raison du principe d’unité. Je me reporte par exemple au livre de Stéphane Ferret, intitulé Le Bateau de Thésée . Le navire en question, perpétuellement réparé au fur et à mesure que ses pièces s’abîmaient, conduisit les sophistes d’Athènes à s’interroger : à force de remplacer et de modifier, s’agit-il toujours du même bateau ? Vous-même, quel rapport établissez-vous entre identité et métamorphose ? Edgar Morin: Sans cesse les molécules de notre corps meurent et il en naît de nouvelles. Atomiquement, moléculairement, cellulairement, je ne suis jamais le même. Enfant, adolescent, adulte, je ne suis plus physiquement le même. Et pourtant, je conserve mon identité fondamentale (Je) et globale d’individu. Maintenant, regardez le cas le plus connu de métamorphose : celui de la chenille qui s’entoure d’un cocon pour devenir papillon. Elle commence par détruire certaines de ses fonctions, son tube digestif par exemple, alors qu’elle conserve son système nerveux. Au terme de nombreuses transformations, ressort un être tout à fait nouveau qui est cependant le même. Doté de nouvelles qualités, il a pourtant gardé son identité, tout en transformant sa forme. Par la métamorphose, une identité se maintient en transformant beaucoup d’elle-même à partir de potentialités créatrices préalables. Quel est le problème de la métamorphose sur le plan historique ? C’est que nous avons affaire à des sociétés humaines extrêmement différentes, chacune ayant son identité, mais emportées dans un processus unique que l’on peut appeler mondialisation et qui les transforme parfois pour le meilleur et souvent pour le pire, sociétés qui sont elles-mêmes en voie de transformation. Par exemple, l’Europe du Moyen Âge s’est métamorphosée en Europe moderne à la suite de processus multiformes et de conflits incessants. La métamorphose est donc une chose assez banale. Je dirais même que chaque individu humain, sitôt sorti du ventre de sa mère, d’embryon quasi aquatique se transforme en être qui va vivre à l’air libre. La métamorphose ne me pose donc pas de problème particulier sur le plan de l’identité. Sur le plan de la planète, il y a un problème d’identité : nous sommes tous humains à travers cette diversité de cultures, de civilisations. Or je considère que c’est une richesse et que, à partir de l’unité humaine, une métamorphose pourra créer une métasociété au niveau planétaire, tout en respectant les différences culturelles car chaque culture contient ses vertus, ses savoirs, ses illusions, ses superstitions. Ceci est vrai aussi pour la culture occidentale, qui, évidemment, a des carences et des vertus. Mon idée est que, dans le processus actuel d’occidentalisation, les peuples non occidentaux prennent le meilleur de ce qu’a fait l’Occident – les droits humains, les principes démocratiques –, mais gardent le meilleur de leur tradition et de leur culture – le sens de la solidarité, le sens de l’hospitalité – et intègrent leur propre médecine dans une médecine mondialisée… Mon idée, c’est la symbiose du meilleur des civilisations. Il s’agit d’une étape préliminaire : la métamorphose ne peut être télécommandée par quiconque, de même que l’Europe féodale s’est transformée en Europe moderne avec la création des Nations modernes, la Renaissance, le commerce, l’économie, les voyages maritimes… Nous pouvons penser qu’une possibilité métamorphique est la seule possibilité de salut de l’humanité car il faut créer cette unité humaine institutionnalisée qui, je le répète, respecte les diversités. Pour moi, la métamorphose remplace aussi le mot de « révolution » car, dans la Révolution telle qu’on la connaissait, telle qu’elle s’est imposée notamment avec le communisme, l’idée était de faire table rase. C’est d’ailleurs ce que chante L’Internationale : « Du passé faisons table rase… » On crée un avenir à partir de la destruction du passé. La révolution ne peut être que violente, de façon à arracher jusqu’à la racine les éléments de l’ancienne société. Or, à mon sens, l’idée de métamorphose maintient une continuité dans la transformation ; c’est-à- dire que le meilleur des cultures acquises dans le passé des sociétés humaines va pouvoir féconder la possible métamorphose. L’idée de métamorphose est à la fois transformation radicale et, en même temps, non-rupture avec le passé. Voilà toutes les raisons qui m’ont fait élire la notion de métamorphose plutôt que la notion de révolution. Tariq Ramadan: J’ai trouvé très intéressant l’usage de ce concept dans votre livre. Ce qui distingue la métamorphose de la révolution, c’est en effet ce rapport au passé et, bien sûr, la notion de rupture. Qu’est-ce que l’on rompt, qu’est-ce que l’on rejette et qu’est-ce que l’on préserve ? En sociologie, dans les sciences politiques ou dans les traditions religieuses, on parle souvent de « réforme » pour véhiculer la même idée. Je me définis d’ailleurs comme un réformiste et je pourrais désormais ajouter « partisan des métamorphoses »! Mais il faut que nous nous mettions d’accord sur les concepts de « globalisation » et de « mondialisation ». Vous utilisez ces deux termes dans un sens différent, alors que l’on ne fait pas cette distinction dans d’autres langues, notamment lorsqu’on se réfère, en anglais, à la notion de globalization. Vous affirmez que la mondialisation est ancienne (comme d’ailleurs le penseur algérien Malek Bennabi, qui fut l’un des premiers à faire usage de ce terme), alors que la globalisation serait un phénomène nouveau, qui change la nature même de la mondialisation. La globalisation de l’économie, de la culture et celle des moyens de communication serait la conséquence de la révolution des moyens technologiques et des relations internationales. On assiste néanmoins partout à des courants de résistance à une globalisation qui nous fait perdre nos anciens repères. Partout, on voit naître des régionalismes, des revendications identitaires qui ne célèbrent pas la richesse et l’ouverture, mais la peur, le recroquevillement, l’enfermement sur soi pour se protéger du monde. C’est une pensée réductrice qui nourrit les populismes et fait renaître les nationalismes réducteurs et parfois xénophobes. L’autre élément marquant est l’hypertrophie de la notion d’« identité ». On s’y réfère partout et tout le temps, en Occident comme en Afrique, au Moyen-Orient, en Amérique du Nord, en Amérique du Sud et en Asie. L’« identité nationale », l’« identité culturelle », l’« identité religieuse » deviennent autant de références closes, étriquées et souvent exclusives. La globalisation, paradoxalement et négativement, a enfanté le culte de l’identité exclusive, une identité frileuse, craintive de tout ce qui la questionne, l’appelle à la réforme ou à la métamorphose et la mettrait ainsi en danger. Comment sortir de ces pièges, de ces enfermements dangereux ? Le Moyen-Orient vit les mêmes phénomènes. Dans L’Islam et le Réveil arabe , j’étais très critique sur la notion de « printemps arabe ». Je mettais en évidence que les nationalismes exacerbés étaient l’une des caractéristiques des limites du mouvement. Nous le voyons aujourd’hui confirmé par les faits : les peuples se sont pensés en nations fermées, avec une bonne dose de populisme, sans solidarité transversale Sud-Sud. Même le discours religieux est nourri par ce populisme qui galvanise les peuples au nom d’une identité qui les distinguerait des autres peuples et d’un discours essentiellement fondé sur l’altérité. C’est extrêmement dangereux. Je suis d’accord avec vous : il faut poser comme principe la nécessité de vivre avec le changement, avec l’Histoire, avec la diversification. Mais il faut penser ce changement. L’évolution est un fait, une nécessité, et l’on doit vivre avec ; en même temps, il faut tâcher de lui donner une orientation, du sens, des finalités. Il faut être, devenir et rester sujet de son histoire : un sujet qui donne un sens à son histoire. Il en va de notre attitude vis-à-vis du changement car il ne s’agit pas seulement de célébrer le progrès pour être progressiste ou la réforme pour être réformiste. La façon dont nous percevons notre rôle dans l’Histoire est déterminante. Au cœur des civilisations, de leur être et de leur évolution, se pose la question de ce qui les définit et leur donne sens. Dans mon univers de référence, j’ai été confronté à de nombreux savants et penseurs musulmans qui parlaient de « réformes » ; dans leur esprit, il ne s’agissait pas de changer le monde, mais simplement de se réformer pour s’y adapter. Des avis juridiques fondés sur la notion positive d’ijtihad – réflexion juridique indépendante – finissent par nous faire accepter de devenir les objets, les victimes d’une Histoire qui change sans nous. Accepter le changement et les métamorphoses ne suffit donc pas, encore faut-il déterminer le rôle de l’homme dans le processus. Il y a deux types de réformes : l’adaptation, qui subit, et la transformation, qui impose d’être un sujet établissant du sens et mû par des finalités. Ce que vous dites de la métamorphose est essentiel : il faut savoir ce qui reste identique et uploads/Societe et culture/ identite-et-metamorphose.pdf
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- Publié le Dec 24, 2022
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