L’identité culturelle : le grand malentendu Actes du colloque du Congrès des SE

L’identité culturelle : le grand malentendu Actes du colloque du Congrès des SEDIFRALE, Rio, 2004. Introduction Le problème de l’identité commence quand on parle de vous. Qui suis-je ? Celui que je crois être, ou celui que l’autre dit que je suis ? Moi qui me regarde, moi à travers le regard de l’autre ? Mais quand je me regarde, puis-je me voir sans un regard extérieur qui s’interpose entre moi et moi ? N’est-ce pas toujours l’autre qui me renvoie à moi ? Les fables de La Fontaine semblent donner cette leçon : le corbeau se découvre naïf et orgueilleux sous le regard du renard ; la cigale frivole et irresponsable aux dires de la fourmi ; le lion pas si puissant que ça devant l’action du rat qui le libère des mailles du filet qui l’emprisonnent. Mais avons-nous toujours besoin de l’autre pour nous connaître ? Et puis, on n’est pas seul. On vit en société, pour aussi sauvage que l’on soit. Et là, on se retrouve dans des groupes, on se définit à travers eux et en quelque sorte on leur appartient, du moins en partie. Et alors, se pose de nouveau la question : qui suis-je dans le groupe, ou plus exactement, que suis-je dans le groupe, passant de l’état de sujet à celui d’objet ? Si je suis, en partie, ce qu’est le groupe, quel est-il, lui ? Se définit-il en lui-même, ou par opposition à d’autres groupes ? C’est la grande question de l’identité, en général, et de l’identité culturelle en particulier qui est posée et que je voudrais développer ici, devant vous, sous votre regard. D’autant que quand on enseigne une langue étrangère, on sait, même si c’est difficile, que son enseignement est inséparable de l’enseignement de la culture du pays qui s’y attache. Dans le titre de ma communication, il y a : “le grand malentendu”. Pourquoi y a-t-il malentendu sur cette question de l’identité culturelle ? Parce qu’on entend deux choses à son propos, deux discours qui circulent dans nos sociétés occidentales avec plus ou moins de vigueur selon les circonstances historiques : l’identité culturelle est une affaire de “nature originelle” ; aller à la quête de son identité culturelle, c’est “aller à la quête de soi”. Je voudrais montrer en quoi cela est paradoxal. J’ai cependant conscience de la difficulté de l’entreprise, car trois dangers nous guettent dès que l’on veut traiter de cette question : celui de la banalité qui nous fait prononcer des phrases du genre “on est tous différents” ; celui de l’idéalisation comme quand on milite pour le “dialogue des cultures”, car qu’est-ce que des cultures qui dialoguent ? les individus dialoguent, mais les cultures ?… ; celui, enfin de la généralisation qui nous entraîne à transformer notre propre expérience en vérité valant pour tous. Moi-même tomberais-je, peut-être, dans l’une de ces trappes. Je me rassure par avance en sachant que dans chacune de ces trappes il y a, malgré tout, une part de vérité. Deux malentendus C’est au 18ème siècle que naît cette idée que la culture est comme une "essence" qui colle aux peuples ; de là que chaque peuple se caractérise par son "génie". Plus rationnel, en France (c’est le siècle des Lumières et le triomphe de la raison sur la barbarie), plus irrationnel en Allemagne (c’est le siècle d’une philosophie anti-scientiste et le triomphe du romantisme). Au XIXe siècle, cette idée est réactivée, tout en déplaçant le concept de culture du lieu de la connaissance et de l’inspiration qui produisent les grandes œuvres, vers le lieu du comportement des hommes vivant en société : “L’ensemble des habitudes acquises par l’homme en société” (Tylor, 1871). Il n’en demeure pas moins que, si l’on accepte du même coup qu’il y a plusieurs sociétés et donc plusieurs cultures, chaque groupe social est "sa propre culture", dont il a hérité, contre laquelle il ne peut rien (fatalité), qui le surdétermine, et à laquelle il colle de façon "substantielle". C’est l’époque de la délimitation des territoires, de l’homogénéisation des communautés à l’intérieur de ceux-ci, bref de la constitution des états-nations : “un peuple, une langue, une nation”. C’est au nom de cette conception de l’identité culturelle comme "essence nationale" que se feront les guerres du siècle suivant. Cependant, il est curieux de constater que c’est à cette même époque que l’on reconnaît que cette identité puisse perdre sa pureté originelle. C’est que devant les grands mouvements migratoires qui entraînent des déplacements et des mélangent de populations, force est de constater que certaines de celles-ci perdent leur culture d’origine et s’approprient en partie une nouvelle culture. D’où des processus d’acculturation qui conduisent à penser la culture selon ce que l’on appelle alors un “relativisme ontologique”, et justifient du même coup que l’on parte à la recherche de sa culture originelle. C’est à partir de ce dernier constat que le XXe siècle ira jusqu’à déclarer que la culture ne préexiste pas aux individus, que ce sont eux qui vivant en groupes créent un “enracinement social” (E. Durkheim et M. Mauss), constituent, aux termes d’échanges sociaux et de la régulation des rapports de force qui s’instaurent dans le groupe (l’interactionnisme symbolique de l’école de Chicago) des structures qui à la fois le caractérisent en propre et permettent qu’existent plusieurs variantes (C. Lévy Strauss). D’où l’idée que l’identité culturelle est à la fois stable et mouvante, pouvant évoluer dans le temps, mais en même temps se reconnaissant dans de grandes aires civilisationnelles historiques (hypothèse du "continuisme"). Ne dit-on pas que le XVI° siècle fut ibérique, le XVI° et XVIII° français, le XIX° anglo-germanique comme le XX° est américain ? mais qu’est-ce que cela veut dire ? La quête de soi est cette autre idée qui est née dans le prolongement de l’idée que l’identité culturelle était finalement une sorte de "paradis perdu". Elle est particulièrement prégnante à notre époque, et peut-être est-ce une marque de notre modernité (XXIe siècle). Il fallait pour cela que les guerres s’éloignent dans des horizons de temps et d’espace lointains, que les grandes causes de luttes sociales s’effondrent, et que, du coup, les repères traditionnels disparaissant, les liens sociaux se distendent. Alors, l’identité du groupe ne pouvant plus se construire dans l’action ni dans la perspective d’un “être ensemble contre un autre-ennemi”, revient en mémoire un passé, une origine vers laquelle on se tourne avec nostalgie et que l’on désire récupérer. Cette origine se concrétise ici dans un territoire (la Corse), là dans une langue (la Corse, le Catalan, le Basque) ; ici dans la résurgence de coutumes anciennes, là dans une ethnie qui s’était mélangée et qu’il faut purifier (Serbie, Pays Basque) ; ou encore dans la relecture des valeurs religieuses (les intégrismes). Dès lors, s’opère un mouvement de retour vers ces origines aussi bien de la part des individus que des groupes sociaux, avec une volonté plus ou moins affirmée (plus ou moins guerrière) de retrouver ce paradis perdu. Commence alors une quête du soi, au nom d’une recherche de l’authenticité : saisir son identité serait saisir l’authenticité de son être. La mécanique de l’identité culturelle Pourquoi peut-on dire que penser l’identité culturelle en termes de "substrat naturel" et de "quête de soi" est un malentendu ? Il faut pour cela décrire la mécanique psychologique et sociale qui préside à la construction de l’identité, description qui repose à la fois sur la réflexion que la philosophie contemporaine a élaborée à propos de la notion de "sujet" , et sur l’apport des sciences humaines quant à la notion d’"identité". Ce n’est qu’en percevant l’autre comme différent que peut naître la conscience identitaire. La perception de la différence de l’autre constitue d’abord la preuve de sa propre identité : “il est différent de moi, donc je suis différent de lui, donc j’existe”. Il faudrait corriger légèrement Descartes et lui faire dire : “Je pense différemment, donc je suis”. Mais Descartes était peut-être trop tourné vers la raison et l’esprit pour voir l’autre. La différence étant perçue, il se déclenche alors chez le sujet un double processus d’attirance et de rejet vis-à-vis de l’autre. D’attirance, d’abord, car il y a une énigme à résoudre. On pourrait l’appeler l’énigme du Persan en pensant à Montesquieu : “comment peut-on être différent de moi ?” Car découvrir qu’il existe du différent de soi, c’est se découvrir incomplet, imparfait, inachevé. Et qui peut supporter sans émoi cette incomplétude, cette imperfection, cet inachèvement ? D’où cette force souterraine qui nous meut vers la compréhension de l’autre ; non pas au sens moral, de l’acceptation de l’autre, mais au sens étymologique de la saisie de l’autre, de sa maîtrise, qui peut aller jusqu’à son absorption, sa prédation comme on dit en éthologie. Nous ne pouvons échapper à cette fascination de l’autre, à ce désir (“inessentiel” dirait Lacan) d’un autre soi- même. De rejet ensuite, car cette différence représente une menace pour le sujet. Cette différence ferait-elle que l’autre m’est supérieur ? qu’il serait plus parfait ? qu’il aurait davantage de raison d’être que uploads/Societe et culture/ l-interculturel-maaroufi-docx-version-1.pdf

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