Nokoko Institute of African Studies Carleton University (Ottawa, Canada) 2017 (

Nokoko Institute of African Studies Carleton University (Ottawa, Canada) 2017 (6) De l’herméneutique des traditions à l’histoire des idées dans le contexte de l’oralité Benoît Okolo Okonda1 Dans ce texte, il s’agira moins de tracer un itinéraire intellectuel que d’amener à la clarté des implications d’une intuition qui s’est développée de façon circulaire dans le contexte de la philosophie en Afrique: philoso- phie de la culture et du développement, théorie et praxis, tradition et mo- dernité, herméneutique des traditions et histoire des idées dans le contexte de l’oralité. Mes premières recherches s’étaient efforcées de comprendre la philo- sophie herméneutique telle qu’elle s’est donnée à lire chez Martin Heidegger, Hans- Georg Gadamer et Paul Ricoeur. L’interprétation, en théorie comme en pratique, m’a paru fortement liée avec l’idée de la tradition. La tradition, cet espace de transmission, n’est pas seu- lement le lieu où se déploie l’interprétation, mais c’est aussi et sur- tout le sujet et l’objet de l’interprétation. Moi qui lis et le texte que je lis, non seulement nous appartenons à la tradition, mais, nous cons- tituons et continuons cette même tradition. La tradition n’est ni der- rière le texte ni derrière moi, elle est en moi et dans le texte. La tradi- 1 Professeur Ordinaire, Université de Kinshasa, République Démocratique du Congo. 16 Nokoko 6 2017 tion est ce qui détermine la question et la réponse dans le cadre de l’interprétation. Il en découle aussi que l’idée de tradition et celle de destin ne se séparent pas l’une de l’autre. Le destin, compris comme tension entre le passé et le futur, le donné et la tâche, le déjà-là et le pas-encore, demeure l’horizon de toute l’interprétation de la tradi- tion et dessine les contours d’une vision du monde, en tant que celle-ci est la condition de possibilité de toute lecture du passé et de toute construction d’un monde nouveau2. Ce problème précis de la lecture du passé en rapport avec la construction du monde, dans le cadre de l’Afrique, constitue l’objet de mon livre intitulé : « Pour une philosophie de la culture et du déve- loppement »3. J’y ai tenté de mettre ensemble deux thèses opposées qui divisent la philosophie africaine contemporaine. D’un côté nous avons une philosophie de la culture comme herméneutique des symboles de la tradition. Cette philosophie voudrait permettre à l’Africain d’enraciner sa vie actuelle dans le socle et le terroir de son identité. De l’autre côté, une philosophie de la praxis, rationaliste et rationalisant, se présente comme la voie de possibilité obligée pour les Africains qui veulent prendre part à la vie moderne. Il me semble qu’une authentique philosophie de la culture va de paire avec une philosophie effective de la praxis révolutionnaire. Sans praxis révolu- tionnaire, la philosophie de la culture paraît pur subjectivisme et inutile ; sans identité culturelle, l’action révolutionnaire est sans effi- cience ni direction. L’action révolutionnaire aujourd’hui en Afrique ne se définit pas en termes de lutte de classes ou de guerre civile, mais en termes de combat contre le sous- développement. Qu’est-ce que le dévelop- 2 Benoît OKOLO Okonda, Tradition et destin. Essaie sur la philosophie herméneutique de Paul Ricoeur, Martin Heidegger et Hans-Georg Gadamer, Thèse, Université de Lubumbashi, 1979. 3 Benoît OKOLO Okonda, Pour une philosophie de la culture et du développement. Recherches d’herméneutique et de praxis africaines, Kinshasa, Presses Universitaires du Zaïre, 1986. L’histoire des idées / Benoît Okolo Okonda 17 pement ? A mon avis, une réponse exacte n’est possible que lorsque nous ne considérons pas seulement le problème du développement en rapport avec un problème lié à un temps déterminé et à un es- pace géographiquement situé. Le développement s’enracine dans les aspirations profondes universelles et éternelles de l’homme. Le déve- loppement en tant que phénomène temporel et géographiquement situé perdra, sans doute bientôt, de son acuité. Il reçoit cependant sa pleine signification de l’espace défini par la modernité. En Afrique aujourd’hui, qui dit modernité sous-entend déve- loppement et vice- versa. Le développement semble être le visage que prend actuellement la modernité en Afrique. Souvent, ici comme ailleurs, on oppose la modernité à la tradition. Tout se passe comme si opter pour la modernité, c’est se détourner de la tradition. Prendre le parti de la tradition, c’est refuser les bienfaits de la mo- dernité. Cette opposition repose sur une conception naïve de la tra- dition et de la modernité; elle est ignorante de leur être essentiel et de leur signification profonde. Qu’est-ce que la tradition ? Qu’est-ce que la modernité ? J’estime que la définition d’un concept ne va pas sans la défini- tion de l’autre. Je voudrais montrer que la modernité est une projec- tion d’une finalité issue de la tradition et que la tradition n’est qu’une suite d’énonciation de la modernité. La modernité surgit de la tradition et la tradition s’achève par la modernité. On peut dé- montrer cette assertion en deux étapes. La première étape présente la modernité de la tradition. La deuxième étape examine la tradition de la modernité. 1. La modernité de la tradition La modernité de la tradition veut d’abord dire que la question de la tradition demeure d’actualité et que la quête de la modernité va 18 Nokoko 6 2017 de paire avec l’interrogation sur la tradition. Cela veut également dire que, du point de vue historique, l’horizon de la modernité et de l’actualité a toujours été au centre du questionnement sur la tradi- tion. Le concept de moderne comme nous venons de le voir, prend son origine du monde bourgeois ; mais la réalité qu’il représente s’enracine dans la nuit des temps. Dans l’Antiquité classique, le mo- derne était synonyme de civilisation, par opposition à la barbarie. Au Moyen-âge, il signifie la chrétienté par opposition au paganisme. Il veut dire aujourd’hui progrès, développement contre le sous- développement. C’est dans ce contexte que s’est posé, tour à tour, le problème de la tradition. Dans la Grèce ancienne, nous trouvons ces termes paradosis et paradidomi. Platon les utilise dans Les Lois lorsqu’il traite de diffé- rentes étapes de la formation du jeune citoyen. La tradition veut dire ici transmission des connaissances.4 Pour Aristote aussi, la tradition signifie aussi la transmission des connaissances venant des anciens sous forme de mythe ; la tâche de la philosophie consiste à leur donner leur vérité première.5 Chez Platon comme chez Aristote, pa- radosis et paradidomi sont utilisés dans un sens pédagogique. Ce n’est donc pas le retour au passé qui les intéressait, mais bien la constitution d’un idéal pour la société. C’est à tort que l’on qualifie le Moyen-âge de traditionaliste. En fait, le Moyen-âge chré- tien s’est construit à ses débuts contre la tradition considérée comme essentiellement païenne. Le Christianisme est apparu au point de départ comme une nouveauté, il devait d’abord se protéger contre la grande culture gréco-romaine avant de tenter une conciliation qui n’a en fait réussi qu’au haut Moyen-âge. Sous l’inspiration de St Au- gustin, ce grand classique humaniste, le Moyen-âge a développé un système d’éducation fondé sur des valeurs antiques mais orienté es- 4 PLATON, Définitions, 416. 5 ARISTOTE, Métaphysique..., 8, 1074 b. L’histoire des idées / Benoît Okolo Okonda 19 sentiellement vers l’érection de quelque chose de nouveau : la chré- tienté. L’idée d’autorité qui, au Moyen-âge, accompagne l’idée de tradition dans le cadre aussi bien scientifique, politique que reli- gieux, se rapportait au départ à l’idée d’excellence et à la raison avant de se rattacher à l’idée de puissance, laquelle conduira à des abus. Le discrédit de la tradition par les Modernes me paraît n’être qu’un malentendu et un prétexte. Malentendu : l’on pensait que tra- dition et autorité au Moyen-âge n’avaient entretenu aucun rapport avec la raison et, sans égard pour la dictature de la raison, l’on croyait que la raison était la garantie de la liberté et du progrès. Ma- lentendu : catholiques et protestants ne s’entendaient pas sur le sens à donner au mot tradition : Luther lui donnait le sens d’us et cou- tumes d’un peuple, simples créations humaines en face de la foi et des Saintes Ecritures. La contre-réforme catholique, en revanche, en- tendait par tradition les paroles et les actions du Christ et des Apôtres transmises oralement et par la liturgie. Elle voulait marquer la différence entre la tradition apostolique, au singulier, et les tradi- tions des peuples, au pluriel. Prétexte : le discrédit de la tradition est plutôt l’expression de la subjectivité et de la victoire de la bourgeoi- sie sur le pouvoir féodal.6 Les humanistes de la Renaissance et les Lumières me paraissent plus traditionalistes qu’on ne le croit. Ils se réclament en effet de l’Antiquité classique. Leur idée de la tradition paraît figée, sans dynamisme parce qu’elle correspond aussi à une idée de la modernité, très fixe et non remise en cause. Le souci de la modernité est au centre de la discussion sur la tradition à l’époque romantique. Les romantiques allemands vou- laient construire l’avenir avec l’aide du passé. Ils n’étaient cependant pas d’accord ni sur l’idée de la modernité, ni sur l’idée de la uploads/Societe et culture/gregoire-byogo-nokoko-6-06-de-l-x27-herme-neutique-des-traditions-a-l-x27-histoire-des-ide-es-dans-le-con-texte-de-l-x27-oralite.pdf

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