À l’automne 1968, lorsque les architectes américains Robert Venturi et Denise S
À l’automne 1968, lorsque les architectes américains Robert Venturi et Denise Scott Brown se rendirent à Las Vegas avec leur assistant Steven Izenour et leurs étudiants de la Yale University pour étudier la forme de cette ville de l’Ouest amé- ricain orientée sur la voiture, ils ne pouvaient guère prévoir les conséquences que leur projet de recherche aurait sur le discours architectural1. Cette étude était sans aucun doute conçue autant comme une provocation contre l’establish- ment architectural que comme l’inventaire sans préjugés d’un statu quo urbain. Mais rien ne permettait de prévoir que L’Enseignement de Las Vegas2 électriserait le discours pro- fessionnel bien au-delà de sa publication en 1972. En réalité, plus qu’aucun autre texte de théorie architecturale, cette étude touchait une corde sensible de l’époque. Si l’architec- ture, sous le signe des conditions de production du capita- lisme tardif de l’après-guerre, était entrée en crise, L’Ensei- gnement de Las Vegas servit au discours théorique de ces années pour négocier à nouveau le rapport entre l’architec- ture et la société, et par conséquent le rôle de l’architecte. Cette confrontation déboucha finalement sur une polarisa- tion parfaite de la profession – pour ou contre Venturi. Le «phénomène » L’Enseignement de Las Vegas est bien plus qu’une simple étude d’urbanisme s’inscrivant dans une longue tradition. Sa réception s’est au contraire mêlée à la teneur originelle de cette démarche pour former un véritable hypertexte, une sorte de palimpseste, au sens où l’entendait Gérard Genette, palimpseste que l’on ne peut pratiquement plus ramener à ses éléments constitutifs3. L’argument central utilisé contre L ’Enseignement de Las Vegas, et qui joua un rôle déterminant dans la suite de la discussion, fut très tôt exprimé dans les rangs de la gauche engagée. Martino Stierli L’Enseignement de Las Vegas, des architectes américains Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour, est depuis longtemps considéré comme un classique de la théo- rie architecturale et urbanistique moderne. Mais sa publication en 1972 provoqua de vives polémiques qui se poursuivent jusqu’à nos jours, entraînant une véritable polarisation de la profession et amenant à un changement du discours théorique des années 1970 sur le rapport entre l’architecture et la société, et par conséquent le rôle de l’architecte. L’ENSEIGNEMENT DE LAS VEGAS: HISTOIRE D’UNE CONTROVERSE CRITIQUE out 1 25/01/10 16:58 Page 187 Cette ligne d’argumentation était fondée sur l’idée (marxiste) que la société (dans le sens de la superstructure idéolo- gique) était définie par la forme de l’environnement construit (dans le sens de l’infrastructure matérielle). L’architecte, auquel il revenait de mettre en forme les fondements maté- riels de la société, se voyait donc attribuer un rôle de premier plan, en tant que critique et parce qu’il pensait être capable de dépasser la situation sociale par les moyens de l’archi- tecture même. De fait, la confrontation entre Venturi et Scott Brown, d’un côté, et leurs opposants, de l’autre, tourna très lar- gement autour de la question de savoir quelle attitude devait adopter l’architecture à l’égard de la réalité construite. Alors que les critiques reprochaient aux auteurs de L’Enseignement de Las Vegas leur attitude affirmative, Venturi et Scott Brown insistaient sur l’idée que toute tentative d’amélioration du statu quo social et urbanistique devait être précédée par l’in- ventaire détaillé et sans préjugés de cette situation donnée. Cette dispute s’exprime de manière exemplaire dans un com- mentaire publié en 1970 par Tomás Maldonado4. Ce théoricien et critique de la culture accusa Venturi et Scott Brown d’es- thétiser la ville contemporaine et ses problèmes, et de relé- guer les architectes dans le rôle de spectateurs extérieurs et purement passifs : « Venturi, tout comme Kevin Lynch, semble s’intéresser uni - quement aux aspects visuels de la ville comme “paysage” ; la fonction de la ville en tant que “territoire opérationnel-existentiel” est oubliée, sous-estimée ou différée. Il présente une tendance très nette à se situer toujours en spectateur de la ville, rare- ment en acteur 5. » Maldonado reprochait aux auteurs de L’Enseignement de Las Vegas, de s’adonner à un « nihilisme culturel », et même de pratiquer une « gymnastique conformiste5». Dans une telle perspective, il était impossible de concilier un enga gement social critique et l’intérêt pour les points de vue formels et esthétiques de la ville que Venturi et Scott Brown faisaient apparaître dans leur analyse. Scott Brown réfuta résolument ce point de vue : « L’intérêt porté par les architectes à la forme et à son esthétique est conciliable avec leurs préoccupations sociales et leur idéa- lisme social7. » Alors qu’on perçoit, dans les jugements de Maldonado, la conviction que la première mission de l’architecte consiste à développer un contre-projet utopique à la ville réelle, L’En- seignement de Las Vegas faisait au contraire de celle-ci le point de départ d’une théorie de l’architecture : Venturi et Scott Brown ne s’intéressaient pas à la ville telle qu’elle doit être, mais à la ville telle qu’elle est effectivement. Ils ris- quaient alors, presque obligatoirement, qu’on les soupçonne d’être des apologistes naïfs de l’esthétique commerciale tri- viale et, au-delà, du système social capitaliste8. On ne porta guère à leur crédit le fait qu’ils avaient seulement qualifié de « presque corrects » (en insistant sur le « presque ») des phé- nomènes comme Main Street ou l’immeuble d’habitation des investisseurs de la Co-op City et parlé explicitement de «l’agonie» de la culture populaire et de son esthétique9. Les critiques ne tinrent pas compte non plus du fait que Venturi et Scott Brown, dans la « Philadelphia Crosstown Commu- nity Study», à laquelle ils travaillaient en même temps qu’à leur étude sur Las Vegas, avaient précisément fait preuve de la sensibilité sociologique que leur déniaient les cri- tiques10. Venturi et Scott Brown brandirent aussi, mais en vain, l’argument selon lequel l’observation isolée de la forme et de l’esthétique de la ville commerciale répondait aux critères du travail scientifique11. La confrontation atteignit un point de cristallisation en 1971, dans la revue italienne Casabella Continuità, où le théori- cien de l’architecture Kenneth Frampton et Denise Scott Brown se livrèrent directement à une passe d’armes ver- bale12. Frampton contestait en particulier l’idée que la ten- tative menée par Venturi et Scott Brown pour mettre l’es- thétique de la culture populaire à la disposition du projet architectural fût comparable au mode de travail du pop art, dont Venturi et Scott Brown n’avaient cessé de souligner le caractère exemplaire dans différentes contributions théo- riques. Scott Brown avait ainsi écrit en 1969 : « Dans les beaux-arts, on a découvert une nouvelle source d’énergie qui fait horreur : le populaire […] architectes et urba- nistes sont […] de nouveaux venus sur cette scène, et ils peuvent apprendre les uns des autres13. » Du point de vue de Frampton, en revanche, il manquait à Las Vegas un critère central du pop art, celui de la « dureté » ou de la « factualité », qu’avait établi l’artiste pop américain Robert Indiana et qu’il illustrait entre autres, dans sa contri- bution, par l’image d’une chaise électrique d’Andy Warhol14. Pour Frampton, Las Vegas était simplement « la ville de la manipulation du kitsch15». Scott Brown contesta cette inter- prétation. Pour elle, le Strip de Las Vegas était quelque chose comme une authentique culture populaire américaine, une sorte de chanson populaire visuelle de la culture de la consommation. Elle remettait ainsi en cause l’affirmation de Frampton selon laquelle cette esthétique était le produit de l’industrie culturelle capitaliste, que l’on octroyait, sans lui avoir demandé son avis, à la majorité passive et silencieuse. Du point de vue de Scott Brown, il était tout à fait possible out 1 25/01/10 16:58 Page 188 d’avoir une position critique vis-à-vis de l’industrie cultu- relle, que ce soit dans l’esprit d’une consommation « active » ou en pratiquant des activités, comme le « customizing», qui individualisent les produits de consommation ; une procé- dure dans laquelle Scott Brown discernait un potentiel sub- versif. Elle rejetait en revanche l’attitude des architectes modernistes, l’assimilant à du paternalisme et à une mise sous tutelle, et se justifiait en affirmant que ceux-ci, dans leurs projets, se laissaient guider par leurs propres juge- ments de goût au lieu de s’intéresser aux « gens modestes16». La question traitée ici était au bout du compte le rapport entre la culture de haut niveau et la culture populaire, ainsi que la distinction entre les catégories « pop », «populaire » et « quo- tidien17». La dispute fondamentale sur le rapport entre la cul- ture populaire et l’industrie culturelle joua un rôle décisif dans la réception de L’Enseignement de Las Vegas. Sur ce point, Maldonado avait déjà trouvé une formule très frappante: « [Venturi] voit dans Las Vegas le résultat d’une authentique explo- sion de l’imagination populaire. C’est là qu’il se trompe. Las Vegas n’est pas une création par le peuple mais pourle peuple18.» Du point de vue des critiques, on pratiquait un raccourci intellectuel en assimilant l’esthétique du « commercial ver- nacular » urbain aux préférences esthétiques des gens «modestes ». La mission de l’architecte était au contraire de démasquer l’image de uploads/Societe et culture/ l-x27-enseignement-de-las-vegas-pdf 1 .pdf
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- Publié le Mai 17, 2021
- Catégorie Society and Cultur...
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