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1 Espacestemps.net - 1 / 15 - 02.07.2019 Espacestemps.net Penser les humains ensemble. « La danse africaine » : une catégorie anthropologisée. Responsable éditoriale , le lundi 22 août 2016 Le terme « danse africaine » est fréquemment utilisé pour désigner cours et stages, et identifier certaines chorégraphies. Il renvoie également à différentes caractéristiques. Regroupant les danses d’Afrique noire, la « danse africaine » comprendrait un cadre musical de djembés et de percussions, des mouvements du bassin, un travail du sternum développé, des relâchés de tête et jeux de jambes rapides… On parle aussi de « danses terriennes », avec une dimension symbolique affirmée et un caractère traditionnel incontestable (Lassibille 2004). Mais à quoi correspond cette caractérisation ? Comment la catégorie de « danse africaine » s’est-elle construite ? En quoi l’anthropologie a-t-elle pu avoir un rôle prépondérant dans cette construction ? Les danses d’Afrique ont été attribuées au domaine de l’anthropologie, qui avait comme objet d’étude au 19 e siècle les sociétés que l’expansion européenne rencontrait sur son passage. Dès lors, l’anthropologie les a théorisées et en a déterminé les principales caractéristiques, estampillées par le sceau de la science. Ces traits, repris et généralisés, ont participé à la construction de la « danse africaine » comme catégorie et à la mise en place des pratiques chorégraphiques qu’elle regroupe. Ainsi, en continuité avec la théorie d’Anne Doquet (1999) qui a montré combien les discours des ethnologues ont eu des effets importants sur la société des Dogons du Mali, l’étude de la catégorie « danse africaine » conduit à considérer, après l’ethnologisation des sociétés, l’anthropologisation des sujets via les interactions entre le monde scientifique et artistique. Or, cette approche demande d’envisager également la part active des artistes qui sont de véritables protagonistes dans les processus engagés. Ils se réapproprient les références qu’on leur renvoie, les utilisent et les réinterprètent. S’ils peuvent être amenés à reproduire les images précédemment forgées, il est nécessaire d’envisager aussi les recompositions qu’ils réalisent à leur tour. De plus, introduire la question de l’interprétation et les allers-retours entre l’écrit scientifique et le geste chorégraphique conduit à décloisonner les dichotomies entre théorie et pratique, chercheurs et acteurs, Afrique et Occident, pour en saisir les liens. Ceci nécessite de mettre en relation des écrits produits par des anthropologues, des artistes et des critiques sur les danses d’Afrique et la « danse africaine ». Je me limiterai ici à l’exploration du contexte français, en passant par quelques textes qui 2 Espacestemps.net - 2 / 15 - 02.07.2019 ont été fondateurs. Je les mettrai en parallèle avec l’étude de pratiques de transmission en danse africaine, qui forment un moment stratégique pour saisir les représentations qui la fondent[1]. Une première recherche de terrain a ainsi été menée dans des cours de danse africaine à Bordeaux en 1994. Danseuse, j’ai pu participer à plusieurs cours et analyser le contenu des séances et les discours des enseignants, mais aussi recueillir les témoignages des pratiquantes à travers des discussions informelles et des entretiens[2]. J’ai poursuivi ce travail de manière diffuse, comme élève dans des cours et stages de danse africaine, danseuse dans une compagnie de danse africaine contemporaine, spectatrice, etc. Cette démarche nomade, si elle empêche toute généralisation, m’a permis d’envisager la diversité des approches possibles et les transformations opérées au fur et à mesure du temps. J’ai dès lors fait le deuil de toute analyse globale qui serait faussement induite par l’appellation unifiée de « danse africaine ». Cet article tente plutôt de souligner les logiques et les processus qui articulent plusieurs acteurs et différents paramètres autour de cette catégorie. Pour cela, une première partie sera consacrée à la manière dont l’anthropologie a anthropologisé les danses d’Afrique. Puis, il s’agira de voir comment des enseignants- chorégraphes se sont réapproprié ces traits pour définir la « danse africaine », discours d’autant plus efficaces qu’ils se retrouvent dans les témoignages des pratiquantes. Mais il faudra envisager, dans un troisième temps, que les positionnements des artistes donnent plutôt lieu à une recomposition et des imbrications beaucoup plus complexes que celles considérées au départ. Cela ouvrira la réflexion à des questions méthodologiques plus générales, car les remarques sur l’anthropologisation des sujets peuvent s’appliquer à d’autres disciplines où l’on observe les mêmes effets retours sur leurs objets d’étude. Entre le chercheur et son objet : une anthropologisation des danses d’Afrique. La catégorie « danse africaine » est le fruit d’une longue histoire où l’anthropologie a été, parfois malgré elle, partie prenante. À partir du moment où l’anthropologie a été définie comme « l’étude des populations qui n’appartiennent pas à la civilisation occidentale » (Laplantine 1993, p. 15), cette prérogative déterminera une grande partie du savoir, par définition anthropologique, élaboré à propos des danses d’Afrique. L’anthropologie cannibale. Le premier découpage à partir duquel la « danse africaine » est identifiée semble territorial, mais ses références ultimes s’avèrent raciales. La « danse africaine » renvoie aux danses d’Afrique noire, différenciée de la « danse orientale » du Maghreb et du Moyen-Orient. Couleur ébène et « sang d’encre » (Amselle 2005, p. 44) se sont mêlés dans l’imaginaire européen pour former le terreau d’une caractérisation qui, à la fin du 19 e et au début du 20 e siècle, fut particulièrement dépréciative[3]. Placées au bas de l’échelle de l’évolution, les danses d’Afrique, et d’Afrique noire en particulier, ont été considérées comme les plus primitives à l’image des sociétés qui les réalisent, conformément aux premiers courants de pensée anthropologiques. 3 Espacestemps.net - 3 / 15 - 02.07.2019 L’ouvrage de l’ethnomusicologue allemand Curt Sachs, Histoire de la danse[4], illustre parfaitement cette conception. L’auteur y engage une étude historique qui englobe toutes les danses du monde. Il s’attache, dans une première partie, à établir des classifications, où il commence par identifier les « danses convulsives » ou « à contre- corps », fréquentes, dit-il, en Asie, en Océanie et en Afrique. Il prend pour exemple les danses bantoues qu’il décrit en ces termes : Telle une machine à vapeur, les nègres soufflent, halètent, râlent… des heures durant, leur postérieur s’agite comme mû par des ressorts sur leurs jambes fléchies. Ce trémoussement, ces mouvements fléchis sont tellement des habitudes africaines que l’on est tenté de désigner la danse des Bantou tout simplement par le terme de « danse trémoussée ». (Sachs 1938, p. 17) Les danseurs réalisent ensuite des « tressaillements convulsifs et violents du torse », « exécutent du bassin des mouvements érotiques effrénés », « miment des gestes extrêmement obscènes. Plus la représentation est réaliste, et plus le public applaudit. » (ibid.). Le mode d’évocation du souffle et la caractérisation des mouvements soulignent la compulsivité attribuée par Sachs, caractérisée par la violence et la sexualité. L’absence de vocabulaire chorégraphique renforce cette perspective. L’auteur oppose ces manifestations aux « danses conscientes du corps » qui mettent « les mouvements de tous les membres au service de la mesure » (ibid., p. 19). Selon la même logique, il différencie les danses imitatives ou figuratives de l’homme primitif, et les danses non imitatives ou abstraites « au service d’une idée, d’un but rituel déterminé, sans imiter, par une pantomime les actes, formes et gestes qui s’y rattachent dans la vie ou dans la nature » (ibid., p. 33). Cette classification dichotomique sous-tend l’idée d’une évolution chorégraphique que la seconde partie de l’ouvrage confirme. L’ordre dit « historique » de présentation des danses va de « l’âge de pierre » (chapitre 1) qui comprend les « cultures tribales » auxquelles les sociétés africaines appartiendraient, aux « civilisations de l’Orient et l’évolution de la danse vers le spectacle » (chapitre 2)[5], jusqu’à « l’Europe depuis l’Antiquité » (chapitre 3). De bout en bout, l’ordonnancement de l’histoire est ethnocentré et l’analyse ethnocentrique. Certes, le travail de Curt Sachs est basé sur la théorie de Kulturkreis, approche diffusionniste qui envisage l’historicité des sociétés non comme des stades d’évolution, mais comme la conséquence de contacts entre aires culturelles donnant lieu à une expansion non uniforme. Or, si l’éclairage explicatif diffère, le modèle reste celui du développement. Sachs parle ainsi de primitifs, « peuplades de notre époque qui appartiennent au niveau le plus bas de la civilisation » (ibid., p. 35), dont l’étude nous renseignerait « sur les origines de la danse de l’Occident » (ibid., p. 104). Il précise : Chacune des cultures de la préhistoire européenne trouve en effet un pendant exact parmi les peuples primitifs contemporains […]. Ainsi, du parallélisme qui reliait les peuples est née une succession et l’ethnologie devient histoire. (ibid., p. 103-104) Dans ce cadre conceptuel qui confond diachronie et synchronie, les danses d’Afrique noire cristallisent les stéréotypes de la primitivité chorégraphique. 4 Espacestemps.net - 4 / 15 - 02.07.2019 Sans reprendre le détail des critiques déjà formulées à l’encontre de cet ouvrage (Youngerman [1974] 2005, p. 77-92), Sachs témoigne de l’application des théories de l’évolution en danse dans un contexte idéologique qui forme une préstructuration aux discours du chercheur. Les savants y rationalisaient les représentations répandues en Europe à l’époque, et fournissaient une justification scientifique aux uploads/Societe et culture/ la-danza-africana-una-categoria-antropologica.pdf
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- Publié le Jan 01, 2023
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