Bernadette Dufrêne Université Grenoble 2, Laboratoire culture et communication

Bernadette Dufrêne Université Grenoble 2, Laboratoire culture et communication Université d'Avignon et des pays de Vaucluse Michèle Gellereau Université Lille 3, Centre de recherche Gerico LA MÉDIATION CULTURELLE Enjeux professionnels et politiques La référence à la notion de médiation culturelle traverse de nombreuses pratiques dans le champ culturel, le domaine social, le monde de l'éducation et de la recherche. Son opacité a fait l'objet d'une première tentative d'éclaircissement visant à situer historiquement ses conditions d'apparition et les principaux courants théoriques qui la supportent (Dufrêne, Gellereau, 2001). Cette notion, fondée sur deux métaphores, celle du « passage » et celle du « lien social », s'applique, dans le champ de la culture, à la fois à des personnels aux statuts très variés, n'exerçant pas le même métier et à des pratiques mettant la question du public au centre de la démarche. Notre objectif consiste à la saisir en termes d'enjeux professionnels, de politiques culturelles, de recherche et d'enseignement. Montrer comment les médiations culturelles se sont institutionnalisées à partir de moments culturels-clefs, prendre en compte la dimension utopique d'un projet constamment en négociation peut aider à interpréter deux mouvements contradictoires de la période récente: un engouement des structures culturelles pour le développement des réflexions sur la médiation, notamment dans le développement culturel des territoires, et le développement des filières qui font l'objet de critiques (Deug notamment). En replaçant la question dans des stratégies communicationnelles des organisations, nous tenterons aussi de comprendre l'enjeu de la notion pour les sciences de la communication. HERMÈS 38, 2004 199 Bernadette Dufrêne et Michèle Gellereau De la médiation culturelle aux médiations culturelles: enjeux professionnels Sans doute l'une des raisons qui font de la médiation culturelle un objet difficile à penser tient-elle d'abord à ce paradoxe: beaucoup de professionnels du monde de la culture ou du socioculturel s'en réclament (bibliothécaires, services éducatifs ou pédagogiques des musées, services des publics dans les lieux de spectacle vivant, animateurs socioculturels etc. voire directeurs artistiques) sans que cela recouvre une homogénéité de pratiques, de conceptions. La gamme des médiations culturelles: des outils pour l'analyse Ce que nous apprend en premier lieu l'observation des dispositifs de médiation - quels qu'ils soient (expositions, institutions, festivals, spectacles) - dans une perspective sociopragmatique - c'est la nécessité de maintenir en tension deux aspects de la médiation: d'une part, la médiation comme «situation de médiation» spécifique (Davallon, 2000, p. 268-288), d'autre part, la médiation comme système de médiations recouvrant un répertoire d'actions (Dufrêne, 2000, p. 232-241). Ces deux notions permettent de décrypter la complexité du fonctionnement du monde de la culture, «l'empilement des médiations» (Hennion, 1993). La première notion permet d'analyser le niveau le plus apparent de la médiation, c'est-à- dire la manifestation elle-même: l'exposition, la médiation écrite (Jacobi, 1998), etc., conçus en fonction du public ou encore la visite guidée (Gellereau, 2000). La seconde permet de montrer le versus des actions de communication comme l'exposition, les conditions de possibilité de la manifestation: le concept d'expo- système permet de désigner l'articulation de différents types de médiation (politique de recherche qui nourrit l'événement et le rend possible, politique des publics, politique éditoriale dans la mesure où celle-ci se diversifie en fonction des publics, politique territoriale qui détermine les publics visés) (Dufrêne, 2000). Ce concept peut trouver mutatis mutandis une application dans d'autres domaines: en effet ce répertoire d'actions est observable dans le domaine du spectacle vivant, dans celui des bibliothèques qui tendent de plus en plus à promouvoir des événements culturels. Pour les musées et les bibliothèques, le «paradigme Beaubourg» montre le passage d'une conception patrimoniale de la culture à une conception événementielle, sans que l'une tue l'autre. Si les productions culturelles n'obéissent pas à la logique de flux des industries culturelles, néanmoins l'événementialisation de la culture invite à donner une place importante - au sein des organisations culturelles - à la notion de programmation: celle-ci permet de donner une cohérence à la gamme des médiations culturelles (Dufrêne, 2000, p. 181-217)1. Nécessité de l'approche historique S'intéresser aux pratiques de médiation dans leur diversité, c'est faire surgir - en amont des stratégies d'acteurs - les problèmes inhérents à la construction d'une action collective: problèmes d'intentionnalité 200 HERMÈS 38, 2004 La médiation culturelle. Enjeux professionnels et politiques si l'on se place dans une perspective pragmatique et problèmes de structuration de l'action si l'on se place dans une perspective sociologique. En effet, en explorant les intentions (affichées ou non) et la multiplicité des facteurs qui concourent à une décision, ces perspectives permettent non seulement de comprendre mais d'expliquer une action. Cette démarche est d'autant plus nécessaire que la multiplicité des enquêtes spécifiques a deux conséquences; d'une part, elle circonscrit la médiation culturelle à une situation de médiation particulière (l'exposition, la visite guidée, par exemple), d'autre part, elle crée - paradoxalement - des « blocs » de situations de médiations, la muséologie, l'audiovisuel, l'édition, etc., sans que se dégagent d'autres points communs que les angles sous lesquels sont le plus souvent abordées les médiations culturelles: celui de l'énonciation ou celui de la sociologie de la médiation. L'observation des dispositifs de médiation invite donc à restituer le poids de l'histoire, la mémoire de chaque genre culturel. Cette dimension historique devient essentielle lorsqu'il s'agit d'appréhender cette forme de la médiation spécifique qu'est l'événement culturel: les concepts et méthodes de l'histoire2 permettent de situer ce qui fait événement tandis que les archives des organisations permettent d'établir une base heuristique. Penser la médiation culturelle comme système de médiations, c'est abolir les hiérarchies implicites entre les diverses formes de médiation et s'interroger sur les principes d'intelligibilité de l'action culturelle. De fait restituer la dimension historique, c'est montrer que toute action de médiation s'inscrit dans un contexte qui n'est jamais stabilisé mais évolue en fonction d'intérêts sociaux. À travers la gamme des médiations culturelles, ce sont les conceptions du lien social et des finalités de l'action culturelle qui sont en jeu: acculturation à de nouvelles formes d'expression, création d'une identité pour les projets porteurs d'enjeux symboliques, régulation sociale, conception consumériste etc. Elles le sont dans un espace public caractérisé par de « substantielles marges d'initiative » qui invitent à s'interroger sur «le rôle des intellectuels dans l'espace public, par la mise en œuvre des langages culturels » et sur l'« autonomie sociale et politique du langage culturel » (Lamizet, 2000). Les arts et leurs publics: rencontres ou séparations? Dans un contexte institutionnel, la notion de médiation culturelle se fonde sur la séparation des mondes de la création artistique et des publics: le médiateur serait celui qui dispose de connaissances et d'outils pour créer les conditions de leur rencontre. Les politiques de médiation culturelle, dans leur recherche de publics nouveaux particulièrement dans les «zones sensibles», s'attachent souvent à intégrer des bribes de « culture populaire » dans des démarches de prescription culturelle ou à considérer le public comme partenaire, en permettant par exemple aux habitants d'entrer en scène (de la Broise, Gellereau, 2004). Mais il se développe parfois une autre forme de hiérarchie entre les mondes des cultures institutionnalisées et certains publics, fondée sur la transformation des différences en manques (Privat, Reuter, 19903). Dire que les démarches de médiation vont permettre l'accès à la culture, c'est certes reconnaître des manques réels (la rareté des structures culturelles dans certaines zones) mais c'est du même coup se focaliser uniquement sur les institutions culturelles sans reconnaître de nombreuses pratiques privées et collectives comme culturelles (jeux vidéos, écoute musicale, groupes musicaux, fans-clubs... )4. HERMES 38, 2004 201 Bernadette Dufrêne et Michèle Gellereau Enjeux politiques et histoire: la spécificité française de la notion de médiation culturelle À convoquer la notion de médiation culturelle comme une évidence, on oublie les premières formulations qui en ont été faites ainsi que les expériences qui ont présidé à son établissement: or une dimension trop peu soulignée de la médiation culturelle, c'est sa dimension idéologique et politique qui apparaît, par exemple, dans les missions qu'assigne le législateur aux institutions culturelles. Penser le rapport de la culture avec les publics que ce soit en termes de transmission ou de communication, c'est instituer une politique. La régulation sociale, le mythe de la médiation et le mythe du public La spécificité française de la médiation culturelle s'explique en partie par une tradition nationale de démocratisation de la culture, l'autre versant étant - bien entendu - la nécessité pour les institutions culturelles - privées et publiques - de réfléchir aux publics-cibles. Les travaux réalisés dans le domaine de l'histoire culturelle et de l'histoire de la communication culturelle5 permettent de proposer quelques jalons: la Révolution française, le Front populaire, l'action de Jeanne Laurent et la création du festival d'Avignon, l'instauration des maisons de la culture, la création du Centre Georges Pompidou et ses effets sur la vie culturelle non seulement en France mais aussi à l'étranger. De manière emblématique, la loi qui porte création du Centre Georges Pompidou lui assigne cet objectif: « favoriser la communication sociale ». Cet objectif se fonde, d'une part, sur le constat de la fragmentation des publics et, d'autre part, sur la volonté d'établir une communication entre les différents uploads/Societe et culture/ la-me-diation-culturelle-enjeux-professionnels-et-politiques-hermes-2004-38-199.pdf

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