Hommes & migrations Revue française de référence sur les dynamiques migratoires

Hommes & migrations Revue française de référence sur les dynamiques migratoires 1300 | 2012 Nouveaux modèles migratoires en Méditerranée Métiers domestiques, voile et féminisme Nouveaux objets, nouvelles ruptures Nasima Moujoud Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/hommesmigrations/925 DOI : 10.4000/hommesmigrations.925 ISSN : 2262-3353 Éditeur Musée national de l'histoire de l'immigration Édition imprimée Date de publication : 1 novembre 2012 Pagination : 84-94 ISSN : 1142-852X Référence électronique Nasima Moujoud, « Métiers domestiques, voile et féminisme », Hommes & migrations [En ligne], 1300 | 2012, mis en ligne le 01 novembre 2014, consulté le 19 avril 2019. URL : http:// journals.openedition.org/hommesmigrations/925 ; DOI : 10.4000/hommesmigrations.925 Tous droits réservés 84 Dossier I Les nouveaux modèles migratoires en Méditerranée I En France, le travail des migrantes souffre d’un déficit d’analyse. Si la recherche féministe prend bien pour objet la position des femmes immigrées, elle a tendance à oublier les dynamiques profondes qui déterminent leur histoire. L’insertion de ces femmes dans les métiers de service et l’affirmation de leur identité culturelle à travers le port du voile ne sont pas des phénomènes récents. Pour les comprendre, il faut savoir décrypter les mécanismes de racialisation à l’œuvre au sein de la société française. © Baptiste de Ville d'Avray / Hans Lucas Métiers domestiques, voile et féminisme Nouveaux objets, nouvelles ruptures Par Nasima Moujoud, maître de conférences en anthropologie, LARHRA-université-Pierre Mendès France I hommes & migrations n° 1300 85 La production théorique féministe française qui aborde la migration à partir du début des années 2000 affirme travailler de façon critique sur des dominations multiples et imbriquées. Elle se définit en dialogue avec des problématiques anglo- saxonnes et ignore très souvent le travail théorique fondateur effectué par des spécialistes qui ont défini les champs de recherche sur la migration, la colonisation ou le racisme en France et dans le contexte francophone. Le principal trait commun de cette production est l’occultation de l’histoire coloniale. Ce trait conduit à ignorer l’histoire postcoloniale de la migration ainsi que les conditions d’origine de “ses” émigré(e)s, ce qui, selon Abdelmalek Sayad, condamne toute recherche “à ne donner du phénomène migratoire qu’une vision partielle et ethnocentrique(1)”. Deux objets tirés de travaux récents ayant mis le travail des femmes au centre de leurs théories sur la société française “en général” peuvent aider à rendre compte de ces aspects : les métiers domestiques, souvent reliés à la mondialisation, et le voile, qui a été central dans l’émergence d’un débat féministe sur sexisme, racisme et/ou multicul turalisme en France depuis, notamment, 2004. Ainsi, après avoir précisé l’émergence récente de la migration dans la recherche féministe majoritaire, j’essaierai de montrer que son occultation de l’histoire coloniale éclaire l’ignorance de l’ensemble des impacts induits par la colonisation comme de l’histoire de la migration en France(2). On verra que les analyses d’Abdelmalek Sayad, qui a invité à la fois à ne pas réduire l’étude de la migration à la société d’immigration et à ne pas considérer les sociétés dites “sous-développées” comme précapitalistes, pourraient bien s’appliquer aux tra vaux féministes majoritaires récents que la vision binaire des sociétés n’en finit pas d’influencer. Après le silence En France, alors que le débat, les pratiques et les lois touchant les migrants remontent à plus d’un siècle, la migration n’a pas été initialement intégrée dans les théories féministes sur la société française(3). La fermeture du féminisme français aux problématiques migratoires est soulignée au Québec, où Chantal Maillé précise que le retard du féminisme local tient en partie à “l’influence du féminisme français, relativement fermé aux débats qui ont émergé dans d’autres milieux féministes(4)”. Tandis que la migration est depuis longtemps reconnue comme un phénomène structurel des sociétés capitalistes, et que les théories féministes ont largement mis en évidence le lien entre modes de production et de reproduction sociales(5), la migration a pendant longtemps été occultée par les théories féministes “ générales ”. Malgré la prégnance des théorisations féministes dans les années 1970, bien peu de questionne - 86 Dossier I Les nouveaux modèles migratoires en Méditerranée I ments se sont consacrés à la position des migrantes, tandis que la dimension juridique est restée essentiellement réduite à celles des “Françaises”. Pourtant, il est évident que l’impacts des lois n’est pas le même pour une femme autochtone et pour une femme migrante et, très souvent, issue de milieux populaires. Par exemple, les théories féministes des années 1970 et 1980 ne se saisissent pas des mesures encadrant le travail des migrantes en France, comme la mesure prise le 10 novembre 1977 qui prohibe la délivrance d’un titre de travail aux membres des familles entrées après cette date(6). Plus tard, dans les années 1990, malgré la surreprésentation des migrantes dans les emplois familiaux, dont les politiques ont essuyé de nombreuses critiques féministes, bien peu de réflexions se sont consacrées à la division raciale du travail entre les femmes. Pourtant, en France, les études “sur les femmes immigrées” ont débuté réellement à partir de la deuxième partie des années 1970 dans un champ à part, qui s’est forcément appuyé sur les théories féministes. Il ne concerne pas toutes les femmes susceptibles de s’autodésigner ou d’être perçues comme migrantes et s’est largement focalisé sur la migration féminine postcoloniale, limitée au cadre familial et très souvent appréhendée sous l’angle de lectures assimilées au Maghreb et évitant de voir le travail des femmes(7). Construire une perspective critique postcoloniale La thématique “travail” a pourtant été au centre de la recherche sur l’immigration (des “(hommes) travailleurs immigrés”) comme dans la recherche féministe sur la société française “en général”. Le travail est un thème central dans le féminisme. Les théories féministes matérialistes ont montré que la division sexuelle du travail construisait à la fois les “femmes” et les “hommes” et l’ensemble de l’organisation sociale. Elles ont mis en évidence la vision androcentrique du concept de travail qui a mené à occulter le travail des femmes, l’activité économique étant définie et pensée en référence au seul travail productif et autour de la figure de l’homme travailleur. Or, si cette dernière idée semble relativement évidente, notamment dans les travaux féministes sur “les sociétés industrielles”, des catégories réductrices empêchent les auteurs de ces travaux de le voir pour les sociétés dites “sous-développées” et, par conséquent, pour les sociétés ex-colonisées et les groupes migrants issus de ces sociétés. Nombreuses sont les féministes spécialistes du travail qui, peut-être pour ne pas risquer des comparaisons mal étayées, disent s’en tenir à l’étude des “sociétés industrialisées”. Par exemple, Helena Hirata et Danième Kergoat précisent que leur analyse sur la division sexuelle du travail porte sur les sociétés salariales comme “sociétés dites ‘du I hommes & migrations n° 1300 87 Nord’ (8)” ; Monique Haicault indique que sa théorie concerne uniquement les “sociétés industrielles(9)”. Comme dans d’autres points de vue représentant des théories “géné - rales”, ces auteures n’interrogent ni la catégorie des sociétés qu’elles désignent ni les raisons de leur limitation. Elles partent d’un biais épistémologique implicite qui consiste à tenir pour acquise l’unité présumée d’un ensemble (l’Occident) par opposition à un autre ensemble (le Reste du monde), tandis que les continuités entre ces deux ensembles construits sont masquées. Pourtant, le discours fondé sur l’oppo - sition entre deux ensembles de sociétés renvoie au contexte colonial(10). Celui-ci a rendu parti culièrement vivante l’oppo - sition tra dition/modernité, doublée de celle entre Occident et non-Occident, qui donne lieu, entre autres, à des discours orien talistes dont les effets sexués sont fortement critiqués dans le féminisme postcolonial(11). Parallèlement, l’opposition entre deux catégories de sociétés oublie que la colonisation a été le principal outil d’expansion du capitalisme. Les “autres” sociétés ont donc depuis maintenant relativement longtemps fait l’expérience du rapport entre reproduction et mode de production salariée, comme le montrent les études sur la façon dont l’histoire coloniale a transformé les rapports sociaux de sexe(12). À force de négliger les champs de recherche sur la colonisation et sur les “autres” sociétés, les théories féministes françaises “générales” donnent une fausse idée de la France et des sociétés ex-colonisées, ignorent les continuités en somme. En même temps, ces théories découvrent aujourd’hui la migration en oubliant son histoire coloniale. C’est à partir du début des années 2000 que se développent dans la recherche féministe des dossiers sur les migrations (comme les Cahiers du CEDREF n°8/9, 2000), des numéros spécialisés ne portant pas sur le cas français (Nouvelles questions féministes, vol. 26, n° 1, 2007) et des travaux féministes se référant soit à la thématique des emplois domestiques, soit à celle du racisme (Nouvelles questions féministes, 2006) et comportant des interrogations sur les dominations imbriquées (sexe, “race”, classe…). L’émergence de la question migratoire se développe au moment où le féminisme majoritaire se définit comme “l’un des rares champs de recherche à affronter avec autant de perspicacité et de probité intellectuelle l’analyse des mécanismes entremêlés de la domination(13)”. Or, paradoxalement, cette analyse ignore, entre autres, le travail théorique fondateur effectué par des théoriciens français/francophones, tels Abdelmalek Sayad et Fatima Mernissi, qui ont pourtant contribué de façon centrale à rendre possible une Les nouvelles approches féministes évoquent la migration de femmes du uploads/Societe et culture/ metiers-domestiques-voile-et-feminisme.pdf

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