LA CRÉOLISATION, UN NOUVEAU PARADIGME POUR PENSER L 'IDENTITÉ ? Alain Ménil Col
LA CRÉOLISATION, UN NOUVEAU PARADIGME POUR PENSER L 'IDENTITÉ ? Alain Ménil Collège international de Philosophie | « Rue Descartes » 2009/4 n° 66 | pages 8 à 19 ISSN 1144-0821 ISBN 9782130573210 DOI 10.3917/rdes.066.0008 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2009-4-page-8.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Collège international de Philosophie. © Collège international de Philosophie. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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L’explication par l’identité a peu à peu remplacé tout autre type d’analyse, de sorte que nous observons bien aujourd’hui un effet de miroir entre l’axe programmatique des discours (principalement politiques), et l’axe heuristique et herméneutique des analyses engagées en vue de procéder à l’élucidation et à la connaissance de ces mêmes phénomènes. De l’identité, les partis politiques semblent tous savoir ce qu’il en est; et sans manifester plus de prudence épistémique, les connaissances sollicitées pour élucider et interpréter des phénomènes collectifs y font constamment référence, à la fois comme ratio essendi et ratio cognoscendi de leurs manifestations, –en les englobant sous une seule détermination– celle du malaise ou du problème identitaire. Le lien entre l’approche de la question de l’identité et le malaise ou le mal-être est à ce point évident que l’on est en droit de se demander s’il est seulement possible de concevoir une identité qui ne soit pas malaisée, ou s’il faut en conclure qu’une identité non problématique est nécessairement une identité muette, silencieuse. Comme si c’était de ce que cette «identité» soit en crise (ou en souffrance, ou inachevée, etc.) que des problèmes surgissaient –et non parce qu’il y aurait des inégalités, des discrimi- nations, des manquements à une reconnaissance réciproque, ou des formes modernes de bannissement (ou de relégation 1). 8 | 1. Des phénomènes aussi différents que «la crise des banlieues», le «rap», ou une revendication sociale comme la lutte contre la vie chère (Guadeloupe, janvier-février 2009) paraissent n’être intelligibles que rapportés à l’hypothèse d’un malaise identitaire dont ils seraient à la fois le signe, l’effet, et l’expression –comme si l’essentiel de la politique, ou de ce que le politique consent à enregistrer, ne pouvait être recevable qu’en étant replié sur une thématique de l’identité, et non par exemple, de © Collège international de Philosophie | Téléchargé le 29/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 122.57.6.158) © Collège international de Philosophie | Téléchargé le 29/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 122.57.6.158) CORPUS C’est à partir de ce contexte que nous pouvons comprendre le rôle joué par la notion de créolisation, dont il faut bien constater qu’elle est passée dans le domaine public des connais- sances, en ayant quitté le registre scientifique et académique où son emploi était jusqu’alors cantonné (principalement en linguistique et en anthropologie sociale et culturelle), pour s’appliquer à des objets aussi différents que des faits de société, des usages sociaux, ou des pratiques artistiques. Face à cette considérable extension du domaine d’application de cette notion, on ne peut alors manquer de s’interroger sur sa pertinence ou sa justesse, et si elle se révèle aussi plastique à l’usage. Il y a, bien sûr, de bonnes et de mauvaises raisons à ce succès, comme à ces torsions de sens: d’un côté, la précipitation journalistique pour rendre compte des événements conduit à replier sur des approches déjà répertoriées (comme la créolité, par exemple, alors que l’idéologie de cette dernière est aux antipodes absolus de la pensée de la créolisation), une pensée infiniment plus complexe. Mais il y a aussi la nécessité profonde de penser des modifications importantes au sein des identités collectives contemporaines, en échappant aux impasses des problématiques identitaires, qui ne nous laissent d’autre choix discursif, que le regret des formes passées, la hantise d’une disparition prochaine, ou une promotion toute libérale d’une diversité devenue indifférente à elle-même. L’intérêt que présenterait le concept de créolisation serait alors de mettre l’accent sur des phénomènes culturels, sociaux, autant que politiques ou anthropologiques, intervenant dans cet ici-maintenant que nous connaissons, afin de les éclairer précisément par le rétablissement d’une relation habituellement négligée, et qui concerne l’ensemble des termes de la relation elle-même, ce que Glissant finit par thématiser sous le nom de Relation 2. Celle-ci n’est pas le simple effet d’une relation actuelle et contemporaine entre des termes mis en co-présence, mais implique qu’on y intègre (ou qu’on y entende justement) les formes passées, et les passifs précédant (de) ces (mêmes) relations, dans lesquelles l’inextricable de notre situation présente se trouve impliqué. À cet égard, la notion de créolisation n’est pas simplement liée à l’histoire coloniale passée, mais jamais réglée: parce que la notion se serait élucidée depuis un pan entier de l’histoire du monde, situé quelque part entre Amérique et Océan Indien, elle | 9 l’égalité. La promotion récente de la notion de diversité n’est jamais qu’une démultiplication de la problématique identitaire, mise au jour du credo libéral. Cf. Robert Castel, La Discrimination néga- tive, Citoyens ou indigènes? Paris, Seuil, 2007; Gérard Noiriel, À quoi sert «l’identité nationale»?, 2007, Marseille, Agone; Walter Benn Michaels, La Diversité contre l’égalité, 2009, Paris, Raisons d’agir. |2. Le concept de «Relation» est une pièce essentielle de ce dispositif théorique aménagé par Édouard Glissant, comme le suggèrent les titres et catégories génériques de son œuvre. La Relation doit permettre de concevoir une problématique de l’identité qui échappe au cercle tautologique de l’égalité à soi-même; l’identité-relation s’opposerait en ce sens à l’une des dimensions de l’identité, celle de la mêmeté ou identité-idem; mais elle ne correspond pas pour autant à l’ «autre» de l’identité, l’iden- tité-ipse, selon la distinction rappelée par Paul Ricœur dans Soi-même comme un autre. © Collège international de Philosophie | Téléchargé le 29/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 122.57.6.158) © Collège international de Philosophie | Téléchargé le 29/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 122.57.6.158) ALAIN MÉNIL constitue l’un des instruments majeurs permettant d’en élucider le cours, jusque dans sa survivance postcoloniale –et notamment en remontant aux Centres des anciens Empires. 2. De la notion de créolisation En quoi le concept de créolisation permet-il de sortir de l’impasse d’une conception fermée de l’identité –que celle-ci soit conçue à partir d’un modèle ou d’une norme idéale censée contenir son noyau fixe et permanent, ou qu’elle relève d’une approche substantialiste, où la pensée de l’identité ne peut affronter les changements qu’on y repère, que selon une balance destinée à assurer l’équilibre entre la permanence du vieux fonds –le substrat permanent–, et la superficialité des modifications. Au demeurant, la différence entre ces deux approches est affaire de degré; dans les deux cas, il y assignation à une identité pensée comme reçue en héritage, et dont l’appropriation est conditionnée à l’acceptation des termes, dont il est impossible de penser réellement la genèse et la généalogie, encore que toute notre relation à eux obéit au modèle généalogique de la filiation. Le concept de créolisation serait-il susceptible, lui, d’ouvrir à une tout autre approche, et de nous permettre de développer une conception de l’identité qui aurait rompu avec les figures de l’identité assignée à résidence et conçue à partir d’un ensemble fixe et fini de déterminations censées se transmettre en constituant un patrimoine à fructifier? On doit ce terme de créolisation à l’historien jamaïquain E. K. Brathwaite; il l’investit pour cerner l’originalité de l’invention historique des sociétés nées aux Antilles, et penser un continuum anthropologique dépassant la fracture, au sein de l’archipel, des différents titres de possession que se disputent les puissances coloniales depuis le XVIIe siècle. Cette notion vise donc le principe d’une formation composite, mais dont la composition échappe aux modèles théoriques habituellement mis en œuvre, pour rendre compte des phénomènes interculturels ou des sociétés multiculturelles. L’enjeu est de dégager les linéaments d’une unité profonde qui émerge peu à peu au sein d’échanges plus ou moins durables, plus ou moins forcés, mais qui ont contribué à doter cette «nouvelle région de monde» de tous les traits qui en font un univers à part entière, sans être la simple duplication d’un modèle passé ou lointain, laissé en Europe ou en Afrique, non plus que la résultante logique des multiples apports qui s’y sont peu à peu déposés. Mais c’est certainement à uploads/Societe et culture/ alain-menil.pdf
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- Publié le Mai 13, 2021
- Catégorie Society and Cultur...
- Langue French
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