Marylène PATHOU-MATHYS NEANDERTHAL Une autre humanité www.editions-perrin.fr ©

Marylène PATHOU-MATHYS NEANDERTHAL Une autre humanité www.editions-perrin.fr © Perrin, 2006 et 2008, et Perrin, un département d’Édi8, 2014 pour la présente édition. 12, avenue d’Italie 75013 Paris Tél : 01 44 16 09 00 Fax : 01 44 16 09 01 EAN numérique : 9782262044527 « Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. » tempus est une collection des éditions Perrin. Réalisation ePub : Prismallia www.centrenationaldulivre.fr A Cet amour Si violent Si fragile Si tendre Si désespéré JACQUES PRÉVERT Paroles Préambule Chacun d’entre nous est à la recherche de ses origines. Cette quête dépasse souvent notre propre histoire et s’étend à la connaissance de nos lointains ancêtres. Tous ces hommes qui nous ont précédés au sein de civilisations à jamais disparues nous troublent. Qui étaient-ils ? Comment vivaient-ils ? Pourquoi ont-ils disparu ? Que reste-t-il dans nos cultures de leurs savoirs, de leurs émotions, de leurs peurs ? Tout homme venant au monde dispose a priori de l’expérience de ceux qui l’ont précédé ; c’est la conscience collective, la mise en commun de toutes les expériences individuelles présentes, mais aussi passées. Cette fameuse mémoire collective enfouie au plus profond de nous, quelle influence exerce-t-elle sur nos comportements ? Quel rôle a-t-elle joué dans la mise en place de nos sociétés dites modernes ? Comme nous, Neanderthal appartient à la grande famille des Hominidés, en cela, il fait partie de notre mémoire collective. Parce qu’il est à la fois si proche et si différent de nous, parmi tous nos ancêtres c’est sans doute le plus fascinant. Depuis vingt ans, je traque, décortique, interprète les indices matériels qu’il nous a laissés. J’essaie de comprendre comme fonctionnait son esprit. Dans ce livre, j’ai tenté de ramener sa pensée à la vie. Au fil des pages, il m’est devenu familier, je l’ai appelé Neanderthal, comme si c’était le prénom d’un ami, qui, durant trois cent mille ans, a évolué physiquement et modifié son comportement. J’ai souhaité dépasser la simple énumération de données archéologiques et opter pour une démarche à la fois inductive (historico-culturelle) et déductive (strictement anthropologique). Comme l’a écrit le mathématicien René Thom, en 1965 : « Là où il n’y a pas de réflexion théorique, la science n’est plus qu’une collection d’archives. » Mon séjour chez les !Kung (San du Kalahari, Botswana) m’a permis de me familiariser avec les techniques et comportements sociaux de ce peuple de chasseurs-cueilleurs. Il m’a aidé, notamment, à comprendre la complexité des rapports sociaux au sein du groupe, entre groupes et avec le monde environnant, et à les dissocier du développement technique. Seule la transmission orale assure la pérennité de certaines de leurs traditions sociales et culturelles. On ne peut donc pas évaluer un groupe humain uniquement par son degré technologique ni par les produits qu’il a créés. Il faut oser aller au-delà et voir les implications au niveau du comportement psycho-social. Les études ethnologiques m’ont aidée à formuler des hypothèses relatives aux comportements de Neanderthal, mais celles-ci reposent en permanence sur la réalité archéologique et sont toujours confrontées à l’expérimentation et aux analyses archéométriques. Les thèses développées ici ne font pas toutes l’unanimité dans la communauté des préhistoriens et paléoanthropologues. Certains seront d’accord avec mes hypothèses, d’autres les réfuteront. Il n’y a pas d’histoire « brute » indépendante de ce que nous sommes aujourd’hui. Notre propre histoire et le contexte social dans lequel nous vivons influencent, voire orientent, nos interprétations. La question qui se pose à nous est : comment accepter une humanité plurielle ? Peut-être ne pouvons-nous pas interpréter les témoins laissés par Neanderthal parce que nos sociétés modernes ne sont plus capables désormais d’imaginer un autre mode de vie, une autre conception du monde que les nôtres. Contrairement aux peuples traditionnels, nous n’aspirons qu’à dominer les êtres et les choses qui nous entourent. Nous ne sommes plus en symbiose avec la nature, nous sommes, comme l’a écrit Vercors, « des animaux dénaturés ». Pour être capable de connaître le mode de fonctionnement des sociétés passées, il faut accepter de comprendre comment les choses se font. Malheureusement, la perte, et ici plutôt l’absence, de la connaissance et du ressenti des pratiques symboliques, qui n'ont laissé aucune trace matérielle, entraîne la perte du sens. Comme l’a dit dans un entretien, donné en 2001, l’anthropologue Maurice Godelier, tous les passés n’ont pas eu d’avenir. Il nous faut essayer de tout reconstituer, sans oublier ce qui n’est pas arrivé jusqu’à nous ; tâche immense ! Les recherches entreprises pour mieux connaître et cerner la personnalité de Neanderthal ont soulevé plus de questions qu’elles n’ont apporté de certitudes et beaucoup parmi ces questions, notamment celles relatives à ses comportements sociaux et symboliques, demeurent, aujourd’hui encore, sans réponse. Existait-il une hiérarchie, Neanderthal avait-il un chef ? Avait-il fait le rapprochement entre sexualité, naissance et paternité ? Vivait-il en bande, où régnait une certaine promiscuité, ou existait-il déjà un ordre familial, restreint ou étendu ? Le rituel, dans la plupart de nos sociétés, fabrique le tissu social ; c’est lui qui, par exemple, exige la coopération des individus et des groupes, et le partage de la nourriture et du travail. La vie des hommes est ainsi jalonnée de rites — de naissance, d’initiation, de mariage, de mort — voire de meurtre rituel ou de sacrifice. Totémisme, animisme, chamanisme sont des croyances anciennes aux racines profondes. Qu'en était-il dans les sociétés de Neanderthal ? Actuellement, l'interrogation qui suscite le plus de débats porte sur la disparition de Neanderthal, alors qu'apparemment il avait tout pour réussir. Les seules variations écologiques ne sont pas directement à l'origine de sa disparition. « Neanderthal a disparu victime du libre-échange ; il n'avait pas la bosse du commerce », peut-on lire dans une revue américaine d'économie ! Ou bien, à l’instar de l’oncle Vania du roman de Roy Lewis, Pourquoi j’ai mangé mon père, Neanderthal, refusant d’« aller de l’avant », aurait rejeté le progrès. Plus probablement, c’est sa relation à la nature qui l’a conduit à disparaître. Neanderthal a perduré durant plusieurs millénaires grâce notamment à ses capacités d’adaptation à l’environnement. Pour lui, il n’y a pas d’opposition entre nature et culture ; il n’était pas existentialiste ! Dans cette stabilité, pourquoi inventer de nouvelles techniques ou changer de comportements sociaux ? L’équilibre était maintenu. Puis, soudain, cet équilibre fut rompu par l’arrivée des hommes modernes (les Homo sapiens) en Europe, où il vivait seul jusque-là. Confiné dans des traditions transmises de génération en génération, Neanderthal ne put réagir suffisamment vite. Après s’être cru l’enfant unique de la terre, il découvrait soudain qu’il avait des frères, aussi forts et intelligents que lui. Cependant, il n’eut pas recours à la force pour expulser ces intrus de son territoire. Peut-être dédaignait-il l’usage des armes contre un autre humain, le meurtre étant dans sa culture un tabou inviolable. Le progrès exige l’interrogation, a dit André Malraux. La présence d’autres êtres humains a suscité cette interrogation, d’où peut-être l’accélération des innovations constatée à la fin de la culture de Neanderthal. Mais il était sans doute trop tard. Psychologiquement, Neanderthal n’a pas su s’adapter aux nouvelles circonstances ambiantes. Sa trop grande spécialisation, due à sa parfaite adaptation à l’environnement, l’a conduit à sa perte. Il n’a pas modifié son comportement alors que le monde changeait. Il en est ainsi de sa conception du monde animal : en n’utilisant pas les défenses naturelles du gibier comme armes, il affaiblit ses capacités cynégétiques face à de nouveaux chasseurs qui, eux, n’ont pas cette même tradition. Neanderthal ne veut pas « meurtrir » la nature, contrairement à l’homme moderne qui emprisonnera son image et ira jusqu’à la dominer totalement en la domestiquant. J’ai voulu partager avec vous la vie quotidienne de cet homme singulier, à la fois si proche et si éloigné de nous. De très nombreuses recherches ont permis de mettre en évidence ses comportements, mais demeure une part d’ombre. C’est peut-être elle qui nous attire, que nous voulons à tout prix révéler au grand jour. Dans ce livre, j’ai essayé de montrer les nombreuses capacités cognitives de Neanderthal. S’il n’a pas réalisé toutes les choses que fera l’homme moderne, il était aussi « intelligent » que lui, car il ne faut pas confondre réalisations et capacités. Comme l’a si bien écrit, en 1962, le grand ethnologue Claude Lévi- Strauss dans La Pensée sauvage : « Il n’y a pas de civilisation “primitive”, ni de civilisation “évoluée”, il n’y a que des réponses différentes à des problèmes fondamentaux et identiques. » Neanderthal a-t-il été victime d’une forme de « racisme » ? Son apparence physique a probablement influencé la vision portée sur uploads/Societe et culture/ neanderthal-pdfdrive.pdf

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