SP, La musique classique et ses publics. I- Les données chiffrées. I-1. La prod
SP, La musique classique et ses publics. I- Les données chiffrées. I-1. La production et l’interprétation de chiffres n’est pas un exercice neutre Résumé : La production et l’interprétation de données chiffrées sont des moyens aujourd’hui dominants d’évaluation des publics. Pour en apprécier la pertinence, on se focalise en général sur la question de leur fiabilité. Le fait d’observer les usages qui en sont faits mérite également l’attention, car cela permet de considérer la valeur des chiffres dans et relativement à leur environnement. À cet égard, ce chapitre vise à situer brièvement le contexte dans lequel la production de chiffres sur les publics est devenue un enjeu politique du Ministère de la culture qui était à la recherche, dans ses premières décennies, d’appuis objectifs pour légitimer son projet de démocratisation. C’était aussi un enjeu théorique de la sociologie en quête d’éléments attestant le bien-fondé des théories de la légitimité culturelle. L’enquête sur les pratiques culturelles des Français témoigne d’une convergence d’intérêts dans la production nationale d’une évaluation chiffrée des publics à l’échelle nationale. Pour prendre la mesure des changements intervenus depuis cette époque, nous proposons une présentation succincte de quelques approches aussi bien au sein de la sociologie que dans les champs philosophiques ou historiques. Ces approches font apparaître des aspects nouveaux de la réflexion sur les publics qui ne se limitent plus aux seuls déterminants sociaux. Une série de perspectives divergentes se démarquent de ce point de départ : -les réflexions conduites sur la complexité des préférences (Lahire, Donnat, Dorin) et des trajectoires individuelles (Pedler, Ruby, Ethis) ou sur la construction de la sociabilité (Hennion, Pasquier, performativité), -celles aussi qui renversent l’image d’un spectateur passif en spectateur participant (de Certeau, Fabiani, Meyer-Bisch) ou émancipé (Rancière), -celles qui attirent l’attention sur des origines plus déterminantes des inégalités, à savoir les inégalités territoriales (Pedler), -la perspective socio-économique, qui situe les déterminismes négatifs du côté des dysfonctionnements du marché, -et surtout les réflexions sur les enjeux démocratiques au cœur de l’expérience esthétique (Nancy, Wahnich, Nussbaum). Ce large questionnement de la théorie de la légitimité culturelle auquel s’ajoutent les nouvelles perspectives théoriques révèlent la divergence actuelle entre les options fondatrices perpétuées dans l’enquête sur les pratiques culturelles des Français et l’évolution des sciences humaines. Dans un premier temps, les liens entre théorie sociologique et politique culturelle étaient convergents. Aujourd’hui, ces liens divergent et permettent de mettre à distance le pouvoir de fascination des chiffres, d’éviter de penser qu’ils donneraient la pleine mesure des pratiques effectives, de rappeler l’irréductibilité de l’expérience esthétique. Nous reviendrons dans la partie suivante sur d’autres limites propres à la production de données chiffrées sur les publics. Nous verrons également quelles sont les perspectives ouvertes par les nouveaux outils technologiques ainsi que par « l'open data » pour inscrire les chiffres à la fois dans leur relativité et dans un intérêt renouvelé. 38 Il n’est pas courant de soumettre les chiffres à une lecture critique, que ce soit dans les modalités de leur production ou dans leurs usages. Dès lors que l’on souhaite voir s’ouvrir un espace critique, il convient de soulever un certain nombre de questions : dans quel contexte et à quelles visées explicites ou implicites cette production chiffrée tente-t-elle de répondre ? De quelles représentations sociales se fait-elle l’écho ? Quelle réalité construit-elle ou masque-t-elle ? La production de données chiffrées par le ministère de la Culture a une longue histoire : les enquêtes sur les pratiques culturelles sont réalisées depuis 1973, mais aussi, auprès des établissements subventionnés des données sont recueillies par les services centraux et déconcentrés. Nous souhaitons mettre en regard cette production chiffrée avec les enjeux qui les traversent. A/ La naissance de l’enquête sur les pratiques culturelles des Français est marquée par le contexte théorique de son temps. Dans les années 1960, les statistiques produites par le ministère de la culture ont été utilisées comme une forme de légitimation de l’intervention culturelle publique. L’aspect rationnel, scientifique et « moderne » des chiffres a permis de quantifier le projet de démocratisation culturelle et de démontrer la nécessité d’un tel projet. Le contexte est alors double : d’un côté une utopie planificatrice cherchant des outils pour réduire les incertitudes et de l’autre un mouvement de professionnalisation du champ culturel. C’est dans ce contexte que va se nouer l’alliance entre la sociologie et le ministère de la Culture. La sociologie va répondre à une commande publique qui par ailleurs lui permettra de trouver une autonomie face au modèle universitaire dominant à l’époque, celui des Lettres. Rappelons que les catégories socio- professionnelles sont mises en place en 1954. Issues de l’évolution des différenciations des métiers (mise en place de conventions collectives, des comités d’entreprise...), cette grille installe également un découpage en classes sociales. Les statistiques sont dès le départ une chambre d’écho de l’histoire des métiers et de leurs luttes. Elles sont également le lieu d’expérimentation et de vérification des théories sociologiques dominées à l’époque par la figure de Pierre Bourdieu. Celui- ci affirme alors l’importance des facteurs culturels et symboliques dans les mécanismes de reproduction des hiérarchies sociales. Dès 1964, le colloque « Des chiffres pour la culture » qui rassemble économistes, sociologues et fonctionnaires souligne l’importance des statistiques culturelles. En 1973, le ministère de la Culture publie la première enquête sur les Pratiques culturelles des Français. L'usage des chiffres devient alors un véritable « rite d’institution » pour les acteurs de la politique culturelle. Depuis la crise des années 1990, on assiste à un retournement. Ces chiffres sont utilisés par les détracteurs de l’État culturel, pour dénoncer la persistance des différences sociales dans l'accès à la culture et l’incapacité voire l’impuissance de ce ministère à faire évoluer les pratiques. Les chiffres sont alors mobilisés au cœur des polémiques sur l’opportunité d’une politique culturelle. Le lien entre les formes institutionnalisées de la vie culturelle et les discours des sciences sociales sur la culture apparaît clairement. « Il n’est pas indifférent que les principes fondateurs des politiques culturelles publiques à visée à la fois encyclopédique et démocratique, telles qu’on les a connues à partir du ministère Malraux, aient été ébranlées à peu près en même temps que la théorie sociologique de la légitimité culturelle1. » 1 Jean-Louis Fabiani, Ne désespérons pas de la sociologie d’enquête, Préface du livre d’Emmanuel Ethis, Pour une po(ï)étique du quetionaire en sociologie de la culture, le spectateur imaginé, Paris, L’harmattan, 2004, p.5. 39 Ces deux moments montrent que l’usage des chiffres n’est pas neutre mais au contraire intimement lié à la volonté de légitimer ou délégitimer le ministère.2 B/ Depuis lors, on assiste à une diversification des approches qui questionnent l’héritage de la théorie de la légitimité culturelle. Outil de validation d’hypothèses théoriques, les chiffres ont connu des usages variés : après la domination de la théorie bourdieusienne de la distinction, on assiste à une diversification des approches sociologiques qui remettent en question l’homogénéité des catégories : ruptures, discontinuités, dissonances, malentendus sont au travail dans le questionnement de l’héritage bourdieusien. Des notions connexes sont également explorées par d’autres penseurs, philosophes ou historiens... B-1. La complexité des préférences La dissonance culturelle Au lieu de penser en termes de « hiérarchies culturelles », conditionnant les recherches sur les inégalités culturelles persistantes, les déterminants sociaux de ces inégalités et les modalités de leur reproduction, le sociologue Bernard Lahire change de perspective en privilégiant l’approche individuelle plutôt que l’approche par classes. Il fait apparaître la pluralité des dispositions des individus et leurs variations au fil du temps et élabore la notion de « dissonance culturelle ». La frontière entre la légitimité et l’illégitimité culturelle ne sépare pas seulement les classes mais partage les préférences des individus. Concrètement il définit des « profils » plus ou moins bigarrés, dissonants ou consonants. Les résultats de son travail montrent que les publics ayant des pratiques et préférences culturelles semblables, occupent des positions totalement opposées dans l’espace social. Par exemple, les pratiques considérées comme peu légitimes (karaoké, discothèque, bal public, match, écoute de rock) concernent aussi bien les cadres supérieurs que les ouvriers non qualifiés (ex: pour le karaoké: 30 % des cadres supérieurs / 26,8% des ouvriers qualifiés / 32,6% des ouvriers spécialisés3, ). Les pratiques non légitimes ne sont donc pas discriminantes, elles ne préjugent pas d’une « distinction » au sens bourdieusien du terme entre les catégories socio-professionnelles. L’omnivorisme et l’éclectisme Élaborée par Richard A. Peterson, la notion d’omnivorisme, assez proche à biens des égards de celle de dissonance, est reprise par Stéphane Dorin qui la définit ainsi : « L’omnivorisme désigne le mélange des registres dans la consommation culturelle des classes moyennes et supérieures. Il a surtout été employé pour caractériser les évolutions du goût musical au cours des dernières décennies4 [...] En définissant les amateurs de culture savante (highbrow ) comme ceux qui aiment à la fois la musique classique et l’opéra, Peterson et Simkus montrent que ces derniers, loin d'être exclusifs (« snobs ») apprécient également des genres qualifiés de middlebrow (moyens) ou de lowbrow (populaires) ». La question de savoir si la notion uploads/Societe et culture/ 2015-donnees-chiffrees.pdf
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- Publié le Mai 11, 2022
- Catégorie Society and Cultur...
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