2. Le projet et les modes d’anticipation C’est le propre de toute culture de ch

2. Le projet et les modes d’anticipation C’est le propre de toute culture de chercher à découper le temps selon un mode qui lui convienne. Les découpages renvoient aux représentations que nous nous donnons du temps ou mieux de la pluralité des temps qui nous environnent. De cette pluralité qui hante nos existences, nous nous constituons des modes privilé- giés de représentation. Dans cette appréhension du temps, nous laisserons de côté parce que hors de notre propos le temps phy- sique et le temps chronique ; nous ne prendrons que le temps vécu verbalisé, ce que É. Benveniste (1966) appelle le temps linguistique et que nous dénommerons ici temporalité. Ce temps se laisse com- munément diviser selon l’une ou l’autre de ces deux principales modalités que sont la bipartition et la tripartition. Bipartition du temps Un premier découpage traditionnel du temps consiste à oppo- ser ce qui ressort de la simultanéité et ce qui a trait à la succession. C’est une opposition similaire qui a alimenté le débat entre H. Bergson et G. Bachelard ; pour le premier, la durée comme donnée immédiate de la conscience est une réalité psychologique, alors que le second considère cette durée comme une simple construction mentale ; seul pour lui est susceptible d’être appré- hendé psychologiquement l’instant dans toute son évanescence. Si les deux philosophes reconnaissent l’hétérogénéité à travers la suc- Positionnement théorique 50 cession et le changement, ils diffèrent quant à la façon de saisir la nature de la simultanéité : Bachelard assimile cette dernière à l’instantané alors que Bergson lui confère une continuité. Le présent dans son immutabilité s’oppose à l’évolution et au changement qui confond dans un même mouvement le passé et l’avenir ; le temps existentiel, comme le temps du rêve, s’oppose donc au temps opératoire, le temps de l’action. Une telle opposition est associée à deux types de temporalités : le temps circulaire et le temps linéaire. Le temps dit circulaire est caractérisé par sa répétition, les faibles changements qu’il induit, le souci de valoriser ce qui s’est déjà fait ; une variante du temps circulaire sera le temps en spirale dans lequel des changements ténus se font grâce à des répétitions successives. Ce temps circulaire s’apparente au temps agraire, parce que directement lié au cycle des saisons, au rythme de la nature. Les hommes se sont progressi- vement émancipés de ce temps circulaire pour redéfinir un nou- veau temps, celui-là cumulatif, le temps linéaire ; le temps linéaire est celui de l’irréversibilité ; ce temps caractéristique de notre Occi- dent industrialisé plonge ses racines, nous allons le voir, dans une culture d’inspiration judéo-chrétienne. À ce sujet, K. Pomian oppose l’aeternitas d’un côté au tempus et à l’aevum de l’autre (1984). On sent à la fois ce qu’une telle bipartition a d’excessif et de caricatural, et le bien-fondé irrécusable sur lequel elle repose. Nous sommes continuellement confrontés, aussi bien au niveau psycho- logique que culturel, à deux façons antagonistes de vivre le temps : un temps allongé, temps dilaté, qui n’en finit pas, temps de la rêverie, de l’extase, mais aussi de l’ennui et de la morosité, un temps court et saccadé, temps de la fébrilité, de l’intense activité, des réalisations incessantes, temps de l’efficacité mais aussi de l’épuisement. La bipartition du temps a un caractère sacral qui dépasse large- ment les cadres religieux traditionnels pour englober l’ensemble de la société ; cette bipartition oppose justement le temps sacré et le temps historique ; le temps sacré correspond à une régénération du temps en le créant à nouveau, à travers la fête certes, mais de façon plus générale dans la célébration du rite. C’est d’ailleurs à juste titre que M. Eliade (1965) insiste sur cette régénération du temps. Le projet et les modes d’anticipation 51 Si la culture grecque, contrairement à ce que l’on pense sou- vent, avait une conception ambiguë du temps, faite tantôt de répé- tition, tantôt d’irréversibilité (J. de Romilly, 1971), la culture hébraïque quant à elle est plus résolument tournée vers la linéarité et l’irréversibilité ; tout y est mouvement : la descendance promise à Abraham, le retour de l’exil d’Égypte avec le passage de la mer Rouge et cette longue marche dans le désert, la succession des prophètes préparant la venue du Messie et annonçant sa proximité. Cette conception de la terre promise, à la fois terre à conquérir ou à reconquérir, terre à défendre par un peuple qui se sait élu a opéré une rupture dans la façon traditionnelle de concevoir le temps (Abecassis, 1983). C’est de cette rupture que le christianisme s’est nourri en l’accentuant dans son souci de valoriser le temps eschatologique. Comment se fait-il donc que la conception linéaire du temps utilisée par les chrétiens ait dû attendre notre époque moderne pour se laïciser ? Comment se fait-il que la société civile n’ait pu s’emparer d’une telle linéarité ? Questions qui resteront longtemps sans réponses autres que partielles. À ce sujet, il faut dire que les chrétiens eux-mêmes avaient bien pris soin de verrouiller les choses. Pendant longtemps ils se sont imprégnés de la distinction que saint Augustin a opérée dans sa Cité de Dieu entre les deux temps, celui du procursus et celui de l’excursus. L’excursus est ce temps chaotique caractérisé par la suite d’événements sans ordre ni sens, qui jalonnent la vie concrète des sociétés historiques ; le procursus, temps de l’irréversibilité, est le temps de l’âme qui s’achemine de ce monde-ci vers la béatitude céleste, temps progressif qui est seul objet de foi. Le verrouillage chrétien porte donc sur une concep- tion dualiste du temps qu’à sa manière, un siècle après saint Augus- tin, le pape Gélase va contribuer à durcir en distinguant l’auctoritas du prêtre ordonnée au procursus, et la potestas du roi, destinée à gérer l’excursus. C’est un tel dualisme qui va résister pendant plus de dix siècles et sera ensuite, sans pour autant disparaître, mis à mal à partir de la Renaissance. Comme nous avons déjà eu l’occasion de le montrer (Boutinet, 1981), cette bipartition se retrouve dans toute réalité religieuse, et quelles que soient les religions, lorsque celles-ci opposent le temps primordial et le temps présent. Le temps primordial, le temps du mythe, récapitule en une seule réalité le temps des origines et le Positionnement théorique 52 temps des fins dernières. Ce temps est à la fois à lui tout seul archéologie et eschatologie, temps de l’ordre, de l’immutabilité, temps des dieux ou de Dieu, c’est aussi le temps des ancêtres ; temps éminemment ambivalent dans son souci de fondre l’avant et l’après. Car le temps des ancêtres, c’est bien simultanément le temps dont nous sommes issus et le temps vers lequel à grandes enjambées nous nous acheminons. Opposé à ce temps primordial existe le temps ici-bas, le temps des vivants, des êtres humains, temps des sociétés jamais en paix avec elles-mêmes, ni en paix avec leurs voisines ; c’est le temps de la chute. Le temps des vivants est bien celui des turpitudes, des aléas, de l’inquiétude, des souffrances, en un mot du rachat que l’individu va s’efforcer d’obtenir pour accéder selon son propre désir à un temps plus clément. La bipartition du temps est sans doute un mode de représenta- tion destiné à souligner l’ambivalence du temps ; relevant à la fois de la permanence et du changement, de la présence et de l’absence, le temps est simultanément, suprême ambivalence, source de mort et source de vie : l’individu, surtout lorsqu’il est jeune, aimerait bien vieillir pour acquérir une expérience qui l’aide à vivre plus intensément mais il n’aimerait pas trop vieillir par peur de la proximité de la mort. Tripartition du temps À cette bipartition des temporalités, nous pouvons opposer une tripartition, celle-ci non moins traditionnelle. Nous divisons com- munément le temps en passé, présent, avenir, nous remémorant en cela notre humaine condition définie par les étapes successives de notre naissance passée, de notre existence actuelle, de notre mort à venir. Ce qui caractérise l’appréhension de ces trois repères temporels, c’est la valeur différenciée voire même disproportionnée que l’on accorde psychologiquement à chacun d’eux. C’est en ce sens que P. Fraisse (1957, 190) a pu écrire : « Tout se passe comme si l’homme attachait la plus grande importance à la partie la plus Le projet et les modes d’anticipation 53 longue de sa vie, c’est-à-dire celle qui n’est pas encore vécue quand il est jeune, celle qu’il a déjà vécue quand il est âgé. » a/ Le présent, désignant l’instant momentané, est très évanes- cent, doublement amputé, menacé par le passé immédiat et l’avenir immédiat (Fraisse, 1967 et 1979). C’est pourtant l’instance privilégiée où j’essaie de coïncider avec moi-même, où linguistique- ment la première personne du présent de l’indicatif a un statut tout à fait particulier ; É. Benveniste (1966) parle à ce propos d’énoncé sui-référentiel : en désignant ce que je fais présentement, je suis à moi-même ma propre référence. De ce point de vue, l’énoncé sui- référentiel qui n’a pas d’autre illustration que cette figure linguis- tique uploads/Societe et culture/ puf-bouti-2012-01-0049.pdf

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