La psychanalyse et le mouvement de la culture contemporaine Une question aussi
La psychanalyse et le mouvement de la culture contemporaine Une question aussi considérable, concernant la place de la psychanalyse dans le mouvement de la culture contemporaine, demande une approche à la fois limitée et révélatrice de l'essentiel : limitée, si elle doit donner prise à la discussion et à la vérification; révélatrice, si elle doit donner une idée de l'ampleur du phénomène culturel que représente la psychanalyse parmi nous. Une relecture des textes de Freud sur la culture peut fournir une telle approche; ces essais, en effet, attestent que la psychanalyse ne concerne pas la culture à titre accessoire ou indirect; loin de n'être qu'une explication des déchets de l'existence humaine, des envers de Thomme, elle montre son intention véritable lorsque, faisant éclater le cadre limité du rapport thérapeutique de l'analyste et de son patient, elle s'élève au niveau d'une herméneutique de la culture. Cette première partie de notre démonstration est essentielle à la thèse que nous voulons établir par la suite, à savoir que c'est à titre d'herméneutique de la culture qu'elle s'inscrit dans le mou- vement de la culture contemporaine; autrement dit, la psychanalyse est un mouvement de la culture, parce que l'interprétation qu'elle donne de l'homme porte à titre principal et direct sur la culture dans son ensemble; avec elle, l'interprétation devient un moment de la culture; c'est en interprétant le monde qu'elle le change. Il importe donc de démontrer d'abord que la psychanalyse est une interprétation de la culture dans son ensemble-, non pas que la psychanalyse soit une explication exhaustive; on dira assez plus loin que son point de vue est limité et même qu'il n'a pas encore trouvé sa place dans la constellation des interprétations de la culture — ce qui fait que la signification de la psychanalyse est encore en suspens et sa place indéterminée; mais cette interpré- tation n'est pas limitée du côté de son objet, l'homme, qu'elle veut saisir dans sa totalité; elle n'est limitée que par son point de vue : et c'est ce point de vue qu'il faut comprendre et mettre en place. Je dirais volontiers, me souvenant de Spinoza, lorsqu'il 122 LA PSYCHANALYSE ET LA CULTURE CONTEMPORAINE parlait des attributs divins comme des «infinis en un genre >, que la psychanalyse est une interprétation totale en un genre; c'est à ce titre qu'elle est elle-même un événement de notre culture. Or, on manque cette unité de point de vue de la psychanalyse, lorsqu'on la présente comme une branche de la psychiatrie qui aurait progressivement été étendue de la psychologie individuelle à la psychologie sociale, à l'art, à la morale, à la religion. Certes, c'est dans la dernière partie de la vie de Freud que se trouvent accumulés les grands textes sur la culture : l'Avenir d'une illusion est de 1927, Malaise dans la civilisation de 1930, Moïse et le Monothéisme de 1937-1939. II ne s'agit pourtant pas d'une extension tardive d'une psychologie de l'individu à une'sociologie de la culture. Dès 1908, Freud écrivait la Création littéraire et le Rêve éveillé. Délire et Rêves dans la « Gradiva * de Jensen est de 1907; Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci de 1910; Totem et Tabou de 1913; Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort de 1915; l'Inquiétante Etrangeté de 1919; Vn souvenir d'enfance dans Fiction et Réalité de Gœthe de 1917; le Moïse de MicheUAnge de 1914; Psychologie collective et Analyse du Moi de 1921; Une névrose démoniaque au XVIV siècle de 1923; Dostoeïvski et le Parricide de 1928. Les grandes « intru- sions > dans le domaine de l'esthétique, de L a sociologie, de l'éthique, de la religion sont donc strictement contemporaines de textes aussi importants qu'Au-delà du principe du plaisir, le Moi et le Ça et surtout les grands textes de Métapsychologîe. La vérité est que la psychanalyse bouscule les cloisonnements traditionnels, aussi justifiés qu'ils soient par ailleurs par les méthodologies propres à d'autres disciplines que la sienne; à ces domaines distincts, elle applique le point de vue unitaire de ses < modèles * : modèle topique, modèle économique et modèle génétique (l'Inconscient); c'est cette unité de point de vue qui fait de l'interprétation psycha- nalytique une inteiprétation globale et limitée : globale, car elle s'applique de droit à tout l'humain; limitée, car elle ne s'étend pas au-delà de la validité de son (ou de ses) modèles. D'une part, Freud a toujours récusé la distinction des domaines psycho- logique et sociologique et toujours affirmé l'analogie foncière de l'individu et du groupe; et cette analogie, il n'a jamais tenté de la prouver par une spéculation quelconque sur < l'être > du psychisme ou sur « l'être > du collectif. Il Ta tout simplement rendue manifeste en appliquant chaque fois les mêmes modèles génétique et topique-économique; d'autre part, Freud n'a jamais prétendu donner une explication exhaustive, mais porter à ses 123 HERMÉNEUTIQUE ET PSYCHANALYSE extrêmes conséquences une explication par les origines et par l'économie des pulsions : je ne puis parler de tout à la fois, répète- t-il; ma contribution est modeste, partielle, limitée; ces réserves ne sont pas des clauses de style, mais expriment la conviction d'un chercheur qui sait que son explication lui donne une visée limitée par son angle de vue, mais ouverte sur la totalité du phénomène humain. I , UNE HERMÉNEUTIQUE DE LA CULTURE Une étude purement historique, soucieuse de suivre révolution de la pensée de Freud sur la culture, devrait commencer par Vlnter- pretation des rêves; c'est là que Freud a posé pour la première fois et pour toujours, en interprétrant VŒdipe-Roi de Sophocle et VHamlet de Shakespeare, l'unité de la création littéraire, du mythe et du travestissement onirique. Tous les développements ultérieurs sont contenus dans ce germe; dans la Création littéraire et le Rêve éveillé, Freud pose sa thèse : les transitions insensibles du rêve nocturne au jeu, de celui-ci à l'humour, à la fantaisie et au rêve éveillé, de celui-ci enfin au folklore et aux légendes, puis aux œuvres d'art véritables, donnent à penser que la créativité relève du même dynamisme, comporte la même structure écono- mique que les phénomènes de compromis et de satisfaction substituée que l'interprétation du rêve et la théorie de la névrose permettent par ailleurs d'établir. Mais ce qui manque pour aller plus loin, c'est une claire vision de la topique des instances de l'appareil psychique et de ^économie des investissements et contre- investissements, qui permettrait de replacer le plaisir esthétique dans la dynamique d'ensemble de la culture; c'est pourquoi, dans les limites d'un bref article, on préférera une interprétation plus systématique qu'historique et on ira droit aux textes qui donnent de la culture une définition synthétique; c'est à partir de cette problématique centrale qu'il est possible de développer une théorie générale de « l'illusion > et de mettre en place les écrits esthétiques antérieurs, dont le sens reste en suspens, tant que n'est pas aperçu le ressort unique du phénomène de culture; la « séduction > esthé- tique et « l'illusion » religieuse sont à comprendre ensemble, comme les pôles opposés d'une recherche de compensation qui est elle- même une des tâches de la culture* Je dirai la même chose d'écrits plus amples, comme Totem et 124 LA PSYCHANALYSE ET LA CULTURE CONTEMPORAINE Tabou, dans lesquels Freud réinterprète par la psychanalyse les résultats de l'ethnographie du début du siècle, concernant les origines totémiques de la religion et les origines de notre éthique impérative dans les tabous archaïques. Ces études génétiques peuvent être, elles aussi, reprises dans le cadre plus vaste de l'interprétation topique-économique; aussi bien, dans l'Avenir d'une illusion et dans Moïse et le Monothéisme, Freud indique lui-même la place de cette explication qui n'atteint qu'un phénomène partiel, une forme archaïque de la religion, non la religion; la clé d'une relecture plus systématique qu'historique de l'œuvre de Freud, c'est de subordonner toutes les interprétations « génétiques » et partielles à l'interprétation « topique-économique > qui, seule, confère l'unité de perspective* Cette seconde remarque préalable rejoint et confirme la première : le point d'ancrage de l'explication génétique dans l'explication topique-économique c'est la théorie de rillusion; c'est là que l'archaïque est répété sur le mode du «retour du refoulé». S'il en est ainsi — et on ne le vérifiera que dans l'exécution — l'ordre systématique suivant s'impose: il faut aller du tout aux parties, de la fonction économique centrale de la culture aux fonctions particulières de « l'illusion > religieuse et de la « séduction » esthétique — et de l'explication économique à rexplication génétique. J. Un modèle « économique > du phénomène de la culture Qu'est-ce que la « culture >? Disons d'abord, négativement, qu'il n'y a pas lieu d'opposer civilisation et culture; ce refus d'entrer dans une distinction en passe de devenir classique est par lui-même très éclairant; il n'y a pas d'un côté une entreprise utilitaire de domination sur les forces de la nature, qui serait la civilisation, et d'une autre part une tâche désintéressée, idéaliste, de réali- sation des valeurs, qui serait la culture; cette distinction, qui peut avoir un sens uploads/Societe et culture/ ricoeur-la-psychanalyse-et-le-mouvement-de-la-culture-contemporaine-le-conflit-des-interpre-tations-seuil-paris-1969-pdf.pdf
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- Publié le Aoû 24, 2021
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