Regards Sociologiques, n°37-38, 2009, pp. 5-8 Johan Heilbron & Gisèle Sapiro CS

Regards Sociologiques, n°37-38, 2009, pp. 5-8 Johan Heilbron & Gisèle Sapiro CSE, EHESS, Paris Production culturelle et ordre symbolique La production et les pratiques culturelles jouent un rôle majeur dans la construction des identités collectives et des hiérarchies sociales. Fondant la cohésion des groupes, qu’il s’agisse des classes ou des fractions de classes sociales, des cultures nationales ou régionales, des communautés religieuses, elles participent en même temps de l’exercice de la violence symbolique à l’égard de ceux qui en sont exclus. Quels sont les modes de production, de circulation et d’appropriation des représen- tations et des systèmes de classement ? Pour répondre à cette question, il faut d’abord en restituer les enjeux dans différents contextes de contact culturel, des contacts contraints, comme les occupations de territoires et les situations coloniales, aux affinités artistiques et intellectuelles, en passant par les échanges culturels organisés dans un cadre de relations internationales entre Etats-nations ou de rela- tions commerciales (marché des biens cultu- rels : livres, art, disques). On peut se demander quels sont, dans ces différents contextes, les biens culturels qui sont les plus aptes à s’imposer, et dans quelle mesure ils participent de la destruction de cultures locales et de l’imposition d’un nouvel ordre symbolique. Ce qui requiert d’identifier les différents groupes en lutte pour la domination symbolique et l’imposition de leur vision du monde, mais aussi d’étudier les formes et modalités de résistance à cette domination. Les articles réunis ici abordent la problématique des rapports entre production culturelle et ordre social à différents niveaux, de la question des frontières géographiques, sociales ou culturelles et des processus de déclassement-reclassement aux modalités de l’exercice de la violence symbolique. Adoptant le plus souvent une démarche transdisci- plinaire, ils en renouvellent divers aspects à partir d’études de cas approfondies ou d’éclairages théoriques et méthodologiques. Ils sont regroupés en trois parties. Consacrée aux aspects théoriques et méthodologiques, la première partie de ce numéro regroupe des articles qui reprennent plusieurs questions de fond portant sur le cloisonnement des cadres disciplinaires et la transdisciplinarité, sur la domination du pôle économique dans les champs de production culturelle, et, enfin, sur l’engagement et la distanciation des chercheurs dans leur rapport à l’objet. Reprenant la question des disciplines et de leur division du travail, Georges Steinmetz rappelle, en s’appuyant sur le cas de la socio- logie, que les frontières disciplinaires n’ont pas de fondement ontologique ou épistémologique. Dépassant l’opposition entre les partisans de la disciplinarité et les avocats – postmodernes ou autres – de l’antidisciplinarité, il propose d’adopter une perspective transdisciplinaire, qu’il distingue de l’interdisciplinarité (ou les frontières entre les disciplines sont données), et que l’on peut penser par analogie à la géopolitique des Etats nationaux. Les stratégies coloniales et impérialistes se distinguent ainsi de deux autres registres stratégiques, celui de la coexistence pacifique et de la politique d’équi- libre (par analogie au système westphalien), et celui de la circulation non-impériale, qui ressemble aux pratiques des membres d’Etats faibles ou en déclin, et qui pourrait aboutir à un désenclavement généralisé. Simon Borja et Séverine Sofio abordent une autre question d’actualité, à savoir les modalités et les conséquences de l’interpé- nétration de plus en plus fréquente des logiques artistiques et économiques. L’apparition du modèle de l’artiste-entrepreneur a modifié non seulement la logique du champ de l’art contemporain, qui est de plus en plus soumis aux contraintes du marché et des valeurs économiques, mais elle est accompagnée par des changements qui s’opèrent parallèlement dans le champ économique, et qui se carac- térisent par la mise en valeur économique des logiques artistiques. Cette transformation pose 6 - Johan Heilbron & Gisèle Sapiro des questions non seulement sur la porosité des frontières entre les champs et l’importance nouvelle des intermédiaires, mais, plus géné- ralement sur la reconfiguration des forces dans les champs de production culturelle. Par un exercice de double réflexivité, Pierig Humeau et Yechezkel Rachamim s’interrogent sur les effets à la fois objectifs et subjectifs de l’immersion du chercheur dans l’univers qu’il étudie. Si le premier auteur est à la fois sociologue de l’espace punk en France et batteur/chanteur dans un groupe de punk hardcore, le deuxième travaille sur un groupe littéraire contemporain en Israël et est écrivain et poète. En objectivant leurs propres trajec- toires et les tensions auxquelles elles sont soumises, ils décrivent les effets de leur double position d’agent-chercheur y compris sur le langage à employer dans les analyses qu’ils proposent. La deuxième partie, placements et déplacements des productions symboliques, est focalisée sur un enjeu particulièrement vital pour tous les champs, celui des frontières. La délimitation des espaces de production cultu- relle est un enjeu qui touche la construction de l’ordre symbolique, qu’il s’agisse des frontières géographiques, des écarts culturels, des différences de classe ou des appartenances intellectuelles. Une étude sur les « musées de l’Europe » fait apparaître les obstacles à la construction d’un espace culturel européen. A partir d’une enquête sociohistorique et ethnographique réalisée dans plusieurs pays, Camille Mazé analyse les difficultés auxquelles les profes- sionnels de ces musées ont été confrontés. Retraçant la genèse des projets à la lumière de leur vocation initiale de s’imposer comme outils de représentation de l’Europe, elle montre comment et pourquoi ils ont échoué, notamment en matière de la conception et de la représentation du peuple européen. Dans son article sur la genèse du projet du musée du Quai Branly et sur les débats et les polémiques qui l’ont accompagnée, Clément Beaufort étudie le travail de requalifi- cation opéré dans les sociétés occidentales pour transformer des objets en biens culturels dotés d’une valeur esthétique et donc économique. Interrogeant le processus d’attribution de qualités esthétiques à des objets autrefois définis comme « primitifs », l’auteur restitue les stratégies des agents qui y ont pris part en fonction des valeurs propres à leur espace de référence, notamment les ethnologues et anthropologues d’un côté, les conservateurs de musée et certains représentants du marché de l’art de l’autre. Le déplacement peut aussi s’opérer dans le sens d’un déclassement, comme l’illustre le cas de la généalogie, pratique culturelle aujourd’hui située à mi-chemin entre l’histoire universitaire et le loisir traditionnel, et qui n’a de place assurée que celle relative à une pratique en expansion. Sandra Fontanaud rappelle dans un article consacré à ce thème que la recherche d’ancêtres avait pendant longtemps permis à la classe dominante de justifier et conforter sa place dans la société. Pratique culturelle distinguée devenue loisir culturel de masse depuis les années 1990, la généalogie se réorganise et s’institutionnalise, très largement portée, semble-t-il, par une fraction d’« amateurs » en grande proportion à la retraite et dotée en capital scolaire où les femmes sont aussi nombreuses que les hommes. Cette pratique permettant alors, au sein de la famille et au travers d’une activité culturelle distinctive d’une certaine manière renouvelée, de se requalifier socialement ; comme l’auteur en fait le constat et en émet l’hypothèse en conclusion. L’importation d’un élément d’une culture à l’autre est une stratégie courante pour transformer l’espace des possibles. Les agents qui la mettent en œuvre sont dotés de propriétés distinctives, qui ont des effets sur les modes d’appropriation, comme l’indique Mathieu Hauchecorne dans son étude de la réception de Rawls et des théories de la justice sociale chez les intellectuels marxistes français. Il montre que les trajectoires des deux principaux médiateurs sont marquées par une éducation catholique militante et une forte ascension sociale, ce qui explique en partie leur intérêt pour le questionnement normatif. Leur relative marginalité dans les milieux intel- lectuels marxistes les prédisposait à effectuer ce qui apparaît comme une sortie du canon théorique marxiste. Les deux revues où ils opèrent ces déplacements, Actuel Marx et M Mensuel Marxisme Mouvements, occupent Production culturelle et ordre symbolique - 7 elles-mêmes une position marginale, l’une dans l’espace des revues savantes, l’autre dans celui des revues partisanes, selon une homologie structurale. Les avant-gardes se caractérisent par leur refus des frontières tant géographiques que disciplinaires ou génériques et les dépla- cements qu’ils opèrent à ces différents niveaux. Mais l’internationalisation peut prendre des formes différentes, y compris au sein d’un même groupe, comme le montre l’étude menée par Eric Brun sur l’Internationale situa- tionniste. Analysant les pratiques aussi bien que les discours, il compare le rapport à l’internationalisation de la culture de deux des principaux animateurs de l’Internationale situationniste, Guy Debord et Asger Jorn. Une division du travail s’observe entre le peintre Jorn, qui apporte au mouvement situationniste un capital social international, et le théoricien Debord, qui se donne pour tâche de définir les positions théoriques du mouvement. Mais cette division du travail s’accompagne cependant d’une divergence entre deux conceptions, l’une « universaliste », l’autre « différencialiste », et, partant, d’une interprétation différente de la scission qui s’opère au sein du mouvement entre le groupe des francophones et celui des scandinaves, qui sont rapportées à leurs trajec- toires respectives. La troisième et dernière partie regroupe des travaux, qui selon des modalités différentes, traitent de l’exercice de la violence symbolique dans le champ intellectuel, des formes d’inclusion et d’exclusion, de la consti- tution de « uploads/Societe et culture/ rs-37-38-2009-1-heilbron-sapiro.pdf

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