1 Jack Lang, « Un ministère de la culture, pour quoi faire ? », discours à l’As

1 Jack Lang, « Un ministère de la culture, pour quoi faire ? », discours à l’Assemblée nationale, 17 novembre 1981. Monsieur le Président, mesdames, messieurs les députés, doubler le budget de la culture en temps de crise, est-ce bien raisonnable ? Alors même que sous l'impulsion vigoureuse du Premier ministre, le Gouvernement et le pays se mobilisent pour gagner la bataille de l'emploi, l'urgence ne commandait-elle pas d'autres priorités ? N'est-ce point là heurter de front le sens commun ? Sur le chemin des interrogations décapantes, posons la question des questions : un ministère de la culture, pour quoi faire ? Pour éclairer d'un petit coin de ciel bleu le sévère appareil de l'État ? Pour apaiser les consciences malheureuses ? Pour féconder l'avenir ? La réponse à cette importante question, c'est le pays tout entier qui l'a, le 10 mai 1981 proférée. Rappelez-vous les explosions de bonheur aux quatre coins de la France, les retrouvailles de la Bastille, l'invitation à la vie et au mouvement, le déferlement de joie dans toutes les grandes capitales du monde pour célébrer le commencement libérateur. Même élan, même appel, même enthousiasme, le 21 mai, lorsque, porté par le peuple de Paris, escorté par les écrivains, les créateurs, les savants de plusieurs nations, le nouveau Président gravissait les marches du Panthéon, à la rencontre de Jean Jaurès, de Jean Moulin et de Victor Schoelcher. Comment pourrait-on aujourd'hui oublier les visages et les voix du quartier Latin et cette ferveur à l'unisson de L'Hymne à la joie ? Voici qu'enfin un pouvoir, le pouvoir, n'avait plus peur ni de la jeunesse ni de l'intelligence et que, pour la première fois, les forces de la création se reconnaissaient en lui. Voici qu'enfin, un pouvoir, le pouvoir, renouant avec la mémoire du pays, pouvait inventer à son peuple un avenir. […] Rappelez-vous encore : sa première visite officielle à Paris fut pour le centre Georges Pompidou, hommage rendu à la création. Il fut aussi le premier Président de la République française à se rendre au festival d'Avignon, hommage rendu au puissant mouvement du théâtre populaire né avec Jean Vilar et Jeanne Laurent dans la mouvance de la Libération. Par chacun de ses actes, le Président scelle, dès le début, la réconciliation de l'art et de l'État. [...] Puis-je avancer une hypothèse ? L'échec économique de nos prédécesseurs fut d'abord un échec culturel. Ils avaient perdu la foi en la force de l'esprit et de la volonté. Nous croyons en la force de l'esprit et de la volonté pour transformer le cours des choses. La culture, c'est donc la vie de l'esprit. Elle ne peut être confinée en une lointaine forteresse, éloignée des douleurs et des peines des hommes ; elle est la vie même. Par conséquent, la conduite à tenir, pour le ministre de la culture du Gouvernement de Pierre Mauroy, se dessine clairement. Pourquoi un ministère de la culture ? Pour accomplir une double tâche ; apporter sa propre contribution avec les autres ministères de ce Gouvernement, avec le Parlement, au projet de civilisation voulu par le pays, et conduire une politique nouvelle pour l'art et la création. Et d'abord un ministère au service d'un projet de civilisation. Voilà une tâche qui n'est pas simple. Et fini le temps où, campant jalousement sur ses hauteurs, l'administration de la culture somnolait loin des bruits du monde. Place aujourd'hui à une vision plus ample, plus ouverte et plus généreuse ! Cette vision, je la résumerai en quelques mots : la culture n'est la propriété de personne. Elle n'est la propriété ni d'un ministère, fût-il installé rue de Valois, ni d'une classe, fût-elle la classe possédante, ni d'une ville, fût-elle notre capitale à tous, ni d'un seul secteur, fût-il le secteur public. La culture n'est pas la propriété d'une administration. Si notre ambition culturelle est une ambition de civilisation, alors aucun ministère n'en est exempté. Chaque administration, chaque service public, chaque entreprise nationale en sera l'artisan. Ce Gouvernement ne compte pas un ministre de la culture, mais si je puis dire, quarante-quatre ministres de la culture, car chacun à sa manière peut apporter sa contribution à ce projet d'ensemble. Par chacun de ses actes, chaque ministre contribue à ce projet. Culturelle, l'abolition de la peine de mort que vous avez décidée ! Culturelle, la réduction du temps de travail ! Culturel, le respect des pays du tiers-monde ! Culturelle, la reconnaissance des droits des travailleurs ! Culturelle, l'affirmation des droits de la femme ! Sur chaque membre du Gouvernement repose une responsabilité artistique évidente. Comment, par exemple – comme l'indiquait tout à l'heure M. Pesce1 – le ministre de la culture pourrait-il seul mettre fin à cette injustice criante qui, un siècle après Jules Ferry, prive des millions d'enfants français du droit effectif à l'apprentissage d'un art ? Ainsi que le Premier ministre l'a annoncé ici même dans son discours-programme, le ministre de l'Éducation nationale et le ministre 1 Rodolphe Pesce est alors député (PS) et rapporteur de la commission des Affaires culturelles à l’Assemblée nationale. 2 de la culture devront ensemble jeter les bases – et avant l'automne prochain – d'une grande loi sur l'éducation artistique. [...] La culture n'est pas la propriété d'une classe. Pas plus qu'elle n'appartient à une seule administration, la culture n'est une chasse gardée ou le bien privé d'une classe sociale. On le sait, M. Pesce et M. Planchou2 l'ont rappelé tout à l'heure : la situation de division en classes sociales se traduit sur le plan culturel. Un Français sur deux n'a jamais vu s'illuminer une scène de théâtre ; trois Français sur quatre n'ont jamais franchi l'enceinte d'un musée ; un Français sur trois n'a jamais rêvé sur un roman ou feuilleté un livre d'art. Pourquoi les plaisirs de l'esprit seraient-ils l'apanage exclusif des privilégiés du savoir et des loisirs ? L'acte du 10 mai, qui doit à chaque instant nous inspirer, impose aux dirigeants et aux hommes de culture de ce pays un devoir impérieux : ne jamais oublier que si aujourd'hui, par ce doublement des crédits, une chance nouvelle est donnée à la création, c'est aux travailleurs et à leur volonté que nous le devons. C'est à eux que notre ministère doit d'abord penser, sans paternalisme, sans condescendance, et sans se faire trop d'illusions sur la difficulté qu'il y aura, lentement, pas à pas, à transformer le paysage. Aussi avons-nous, dès notre arrivée, fait savoir aux grandes confédérations syndicales que le ministère de la culture était aussi leur maison. Le saviez-vous ? Elles n'en avaient jamais franchi auparavant les portes. Troisième observation : la culture n'est pas la propriété d'une ville, fût-elle la capitale. Le phénomène est connu : des siècles de centralisation ont trop souvent dépossédé les provinces de leurs richesses et de leur dignité. Aujourd'hui encore, telle une pompe aspirante, la capitale draine vers elle artistes, intellectuels et créateurs. On rêve d'un dialogue à mille voix, et retentit seulement un soliloque. Le pays a tout à gagner à la résurrection des mémoires enfouies et au réveil des imaginations bridées. Finie la culture octroyée d'en haut, même d'une tribune, comme ici ce soir, telles ces miettes de profit que Mme Boucicaut, la dame du Bon Marché, distribuait jadis au bon peuple. Chaque homme de culture doit aujourd'hui savoir que, quel que soit l'endroit où il est né, quel que soit l'endroit où il vit, il a un plein droit à poursuivre son œuvre sur place. Le « vivre-et-travailler-au-pays » vaut aussi pour les intellectuels et les hommes de culture. Ainsi, nous l'espérons, le tissu culturel du pays s'irriguera-t-il peu à peu d'un sang neuf, et là où la broussaille avait parfois stérilisé les terres cultivées, la sève de la vie circulera à nouveau. Quatrième observation : la culture n'est pas la propriété d'un seul secteur, fût-il le secteur public. Le secteur privé de la culture recouvre des activités nombreuses et essentielles : le livre, le disque, le cinéma, les métiers d'art, le mobilier urbain, la création industrielle, la mode, l'art de l'habitat, la photographie, la facture instrumentale, le marché de l'art. Faut-il abandonner ces activités à leur propre sort, et assister, passif, au déclin de certaines ? Un État libéral pourrait avoir ce comportement ; ce serait accepter la domination croissante des groupes multinationaux. Ni indifférence ni ingérence : tel sera notre mot d'ordre. Il n'y a pas d'un côté la grande culture, la noble culture, aux mains propres, celle du secteur public et, de l'autre, la culture aux mains sales, celle des entrepreneurs d'industries culturelles. Au moment où, grâce à votre vote, je l'espère, l'État va retrouver sa grande tradition de mécénat public, il peut sans complexe se tourner vers le secteur privé et entretenir avec lui des relations adultes et sereines. Au fond, c'est une véritable politique de filières – je vous demande de m'excuser d'employer ce mot qui peut choquer quand on parle d'art et de culture – qui devra être négociée, branche par branche, secteur par secteur. Pas davantage, le Gouvernement ne découragera uploads/Societe et culture/ texte-jack-lang-discours-a-lan-nov-1981.pdf

  • 53
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager