Prof. Christine Raguet Traduction culturelle et représentation de l’Autre Unive
Prof. Christine Raguet Traduction culturelle et représentation de l’Autre Université Sorbonne Nouvelle 1 Traduction culturelle et représentation de l’Autre : trans- ou interculturalité ? Si pour certains, la traduction a longtemps représenté un instrument de communication culturelle, les traductions ont également été l’objet de nombreux malentendus culturels, voire le lieu de la mise en place de certains stéréotypes qui sont demeurés tenaces malgré les tentatives de mises au point, qui ont suivi, notamment ère sous forme de retraductions. Toutefois, avant de s’engager dans une quelconque réflexion sur la question, il faut dégager quelques définitions qui serviront de repères. Pour commencer, je m’attacherai à la notion de culture, car, comme l’a signalé Paul Bensimon dans l’introduction au volume 11 de Palimpsestes, Traduire la culture : … traduire est aussi un instrument au service de l’identité nationale, un pont jeté entre « les deux solitudes » ; la traduction se trouve ici investie d’une fonction identitaire. Par là même la réflexion traductologique s’éloigne déjà du strict domaine de l’équivalence formelle où elle a été longtemps confinée et se tourne vers des problèmes plus larges : la contextualisation du traduire, les fonctions du texte traduit, les présupposés culturels qui agissent sur les processus de la réécriture traductive. (p. 9) Ensuite, il faut cerner les sens à attribuer à transculturel et interculturel, même si ces deux termes ont fait et font encore l’objet de nombreux débats. En ce qui concerne ma pratique traductive, je considère que le transculturel n’implique pas un dialogue, mais renvoie à un passage, une traversée, qui n’est pas sans évoquer les nombreuses métaphores liées à la traduction comme transport, donc Prof. Christine Raguet Traduction culturelle et représentation de l’Autre Université Sorbonne Nouvelle 2 comme opération transculturelle. Quant à interculturel, je me référerai à la définition qu’en a donné Claude Clanet en 1990, comme étant : l’ensemble des processus – psychiques, relationnels, groupaux, institutionnels… – générés par les interactions de cultures, dans un rapport d’échanges réciproques et dans une perspective de sauvegarde d’une relative identité culturelle des partenaires en relation.1 Le concept de culture ne remonte pas au-delà du XVIIe siècle, et l’Europe, appliquant au culturel ce qu’elle avait mis en place avec le politique, a bloqué l’ouverture culturelle sur l’Autre en pratiquant la traduction-annexion2 comme le font les « ciblistes » qui s’attachent au signifié alors que les « sourciers » s’attachent au signifiant3 ; celle-ci nie l’originalité de la langue- culture. Henri Meschonnic va même jusqu’à parler de linguistique colonialiste dont le projet occidental impérialiste oriente les choix vers l’européocentrisme, le logocentrisme.4 Pour contrer cette tendance, il propose de « décentrer » le linguistique tant que le culturel pour aboutir à une mise en adéquation des deux systèmes et établir un contact culturel au niveau des structures mêmes de la langue. Ainsi le « sujet traduisant » doit-il explorer les limites de son champ d’action, donc de sa liberté, pour comprendre la part du culturel que contient le texte qu’il entreprend de traduire. Mesurer cette part, c’est aussi prendre en 1 Claude Clanet (1990) L’interculturel. Introduction aux approches interculturelles en éducation et en sciences humaines, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, p. 21. 2 « Le rapport permet de situer la traduction comme annexion ou comme décentrement. (…) La résistance au décentrement continue l’opposition de saint Augustin à saint Jérôme. Jérôme cherchait une hebraica veritas, Augustin était tourné vers le public récepteur seul. Au lieu que Jérôme cherchait à inclure dans la traduction le mode de signifier. Mais aussi Valéry Larbaud a-t-il bien pris saint Jérôme pour patron des traducteurs… » (Meschonnic, Poétique du traduire, 96) 3 Je n’emploie jamais cette terminologie (source/cible) : ces mots sont porteurs de valeurs polysémiques qui en disent encore plus long sur ce qu’ils peuvent connoter. Je parlerai de langue originale, texte d’origine et langue d’arrivée ou de traduction. 4 Henri Meschonnic, Pour la poétique II, Paris, Gallimard, 1973, p. 309. Voir aussi p. 327- 336. Prof. Christine Raguet Traduction culturelle et représentation de l’Autre Université Sorbonne Nouvelle 3 compte la part individuelle de l’œuvre, son identité propre, telle que les structuralistes l’avaient définie, comme aboutie et absolue — l’œuvre portant en elle, de par sa composition, sa signification propre et immuable qui lui attribue sa littérarité. Il est toutefois possible d’adhérer aux théories structuralistes et post-structuralistes et de savoir accorder à la référentialité un rôle non négligeable et d’ainsi pouvoir prendre en compte la dimension culturelle d’une œuvre. Or, avant de pousser plus avant cette tentative de présentation de l’espace de traduction culturelle, je voudrais m’arrêter sur les quatre niveaux anthropologiques que nous rappelle Jean Sévry5 (étude des sociétés des textes d’origine, de la société de l’auteur [d’après Bourdieu et la notion d’habitus6], de la société de la diégèse7) : – le corpus d’habitudes (vêtements, repas, salutations, échange de cadeaux) – les différentes façons d’organiser le temps selon les sociétés (outre les calendriers, notamment la sélection des moments forts de la vie) 5 Palimpsestes 11, p. 135. 6 On peut définir simplement l’habitus comme la façon dont les structures sociales s’impriment dans nos têtes et nos corps par intériorisation de l’extériorité. À cause de notre origine sociale et donc de nos premières expériences puis de notre trajectoire sociale, se forment, de façon le plus souvent inconsciente, des tendances à penser, à percevoir, à faire d’une certaine manière les choses, ces dispositions, nous les intériorisons et incorporons de façon durable. Elles résistent en effet au changement. L’habitus fonctionne comme un système car les dispositions sont unifiées et constituent d’ailleurs un élément d’unité de la personne. L’habitus renvoie à tout ce qu’un individu possède et qui le fait. On a pu dire que l’habitus se forme d’avoirs qui se transforment en être. En somme, l’habitus désigne des manières d’être, de penser et de faire communes à plusieurs personnes de même origine sociale, issues de l’incorporation non consciente des normes et pratiques véhiculées par le groupe d’appartenance. Dans La distinction, Bourdieu montre que nos choix et nos goûts esthétiques révèlent (tout en les masquant) notre statut social mais également nos aspirations et prétentions. (site internet Bourdieu) 7 Voir Gérard Genette, Figures III, 1972. Il s’agit de tout l’univers spatio-temporel désigné par le récit ; du récit en tant qu’histoire. Prof. Christine Raguet Traduction culturelle et représentation de l’Autre Université Sorbonne Nouvelle 4 – les systèmes de parenté et la structuration du groupe (famille <—> groupe social), tout ceci étant intimement lié aux fonctions économiques et politiques – le niveau symbolique qui se caractérise par les différentes façons d’occuper l’espace, de concevoir l’environnement. S’il n’existe pas de hiérarchie entre ces plans, c’est parce qu’ils constituent un réseau que l’on appellera « tissu social », lui-même renvoyant à la notion de culture. Or traduire, c’est généralement transporter des mots de la langue, et c’est justement cette langue qui véhicule la culture, la langue-culture8. D’où l’introduction de la notion de transculturalité. Traduire implique de transférer à l’aide d’un système linguistique autre le système linguistique d’une nation, par lequel cette nation exprime ses coutumes sociales, sa perception du monde et de l’être – sa culture. Or, dans le cas des œuvres littéraires, il s’agit de transférer leur valeur individuelle en tant qu’œuvres d’art mais aussi la traduction des données culturelles que l’artiste a fait porter à la langue-culture qui lui a servi d’outil. À cela viennent s’ajouter des facteurs hiérarchiques entre les cultures et les langues, entre dominants et dominés qu’il paraît difficile de faire disparaître d’un trait : l’Autre étant toujours celui qui dérange et qui inquiète, celui que l’on souhaite voir disparaître — chercher à entreprendre un dialogue avec lui dans le but de le rendre encore plus visible relève donc de la gageure. L’Autre peut venir de l’extérieur, mais l’Autre peut également être intérieur ; dans tous les cas 8 La « langue-culture » à laquelle je fais allusion ici est celle que propose Henri Meschonnic en 1973 dans Pour la poétique II à propos du décentrement : « Le décentrement est un rapport textuel entre deux textes dans deux langues-cultures jusque dans la structure linguistique de la langue, cette structure linguistique étant valeur dans le système du texte. L’annexion est l’effacement de ce rapport, l’illusion du naturel, le comme-si, comme si un texte en langue de départ était écrit en langue d’arrivée, abstraction faite des différences de culture, d’époque, de structure linguistique. Un texte est à distance : on la montre, ou on la cache. Ni importer, ni exporter. » (308) Prof. Christine Raguet Traduction culturelle et représentation de l’Autre Université Sorbonne Nouvelle 5 de figure, il s’agira d’une « inquiétante étrangeté » comme la nomme Jean-Louis Cordonnier9 d’après le concept freudien (das Unheimliche) de l’image dérangeante10. Donc, compte tenu de toutes ces remarques, il convient de suivre la voie qui commence par mesurer comment la culture occidentale conçoit la traduction et comment elle conçoit notre rapport à l’Étranger et de rappeler derrière sa voix que l’Occident a encore tendance à considérer ses propres valeurs comme universelles et donc à mettre à l’écart les modes d’être uploads/Societe et culture/ traduction-culturelle-et-representation-de-l-x27-autre-raguet.pdf
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- Publié le Jui 19, 2022
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