Chapitre 4 GÉOGRAPHIE DE LA CORÉE, CIVILISATIONS ET AIRES CULTURELLES par Valér
Chapitre 4 GÉOGRAPHIE DE LA CORÉE, CIVILISATIONS ET AIRES CULTURELLES par Valérie Gelézeau Les notions d' "aire culturelle" et de "civilisation" sont au cœur d'un paradoxe. D'une part, elles font l'objet de critiques sévères, et il est vrai qu'il est facile de contester la notion de "civilisation" 1 ou de montrer que celle d' "aire culturelle" (que je définis provisoirement comme "l'aire d'extension d'une culture"2) réifie la culture tout en figeant des réalités sociales ou spatiales qui sont en fait en constante évolution. D'autre part, l'intérêt de bien des recherches menées dans cette perspective3 montre de facto leur validité au moins opérationnelle. Comme Paul Clavai le montre ailleurs dans ce livre4, la notion d' "aire culturelle" apparaît à la fois comme un outil pratique d'enseignement et d'organisation de la recherche, tout en donnant un cadre de réflexion théorique. Elle est tout à la fois un objet qui peut apparaître quand on essaie de donner un sens à une recherche portant sur des relations entre espace et 1. Le mot est revenu en force au cours de ces dernières années sur la scène politique internationale, notamment à la suite des attentats du Il septembre 2001, qui ont paru conforter la thèse du politologue S. Huntington selon laquelle les civilisations ont vocation à entrer en conflit (Huntington, 1997). Au contraire - pour s'en tenir aux débats les plus connus-, le prix Nobel d'économie Amartya Sen ne considère pas valide cet outil de typologie des populations, ni sur le plan politique ni sur le plan académique (Sen 2003). 2. La culture étant quant à elle définie comme l'ensemble des éléments matériels et immatériels qui caractérisent un groupe humain donné. Cette définition simple reflète que l'objet de cet article n'est pas de revenir sur la notion même de culture, mais sur la manière dont elle est spatialisée par les géographes. 3. Par exemple, les recherches de la plupart des géographes auteurs de ce livre qui sont aussi des géographes "de terrain". 4. L'article de Paul Clavai est issu de sa conférence donnée le 31 mai 2001 à l'Institut de Géographie (Paris), dans le cadre du séminaire Géographie et aires culturelles animé par Thierry Sanjuan. société, une notion utile qui pennet de présenter une certaine lecture du monde dans le cadre normatif d'un discours pédagogique, et un outil institutionnel facilitant notamment le regroupement de chercheurs sur des projets pluridisciplinaires. À cet égard, la vogue des aires culturelles se nourrit de celle de la pluridisciplinarité5, et réciproquement- j'y reviendrai. Comme en témoignent en effet la création, puis le développement du Réseau Asie6, ou encore la mise en place de mentions "aires culturelles" dans les masters des universités', les institutions académiques françaises promeuvent actuellement de manière active la recherche sur les "aires culturelles". Il n'est donc pas superflu de s'interroger sur la spécificité de l'approche géographique de ce concept, dont la vogue n'est d'ailleurs pas étrangère aux développements de la recherche outre-Atlantique, où les area studies témoignent d'une belle vitalité8• La géographie, traditionnellement science de la Terre et de la découverte d'autres mondes, science aussi du "découpage" des espaces, se trouve par nature portée à l'étude d' "aires culturelles" et de "civilisations". Quelles sont les particularités de son approche par rapport à celles produites par d'autres champs disciplinaires ou scientifiques ? Comment le géographe passe-t-il d' "aire culturelle" à "civilisation"? Ou de ces deux notions, qui renvoient en général au temps long et à la petite (ou moyenne) échelle, à une analyse géographique de terrain à la grande échelle - et inversement ? Je tenterai de répondre à ces questions à partir de ma propre expérience, où la Corée constitue tout à la fois l'objet, le lieu de pratique et un des univers de référence institutionnels de ma recherche9• Cette 5. J'utilise pour l'instant le tenne de "pluridisciplinarité" pour désigner de manière neutre et globale des recherches faisant intervenir plusieurs disciplines, sans connotation particulière sur le plan heuristique. Dans ce sens, le tenne "pluridisciplinaire" (synonyme de "multidisciplinaire") englobe celui de "transdisciplinaire" (qui suggère selon certains une coopération/intégration entre les disciplines concernées, pouvant déboucher sur l'élaboration de nouveaux paradigmes) et d"'interdisciplinaire" (qui suppose la coopération/intégration des disciplines à des fms bien précises, comme un projet d'analyse environnementale par exemple) (Teixeira, 2004). 6. Le Réseau Asie, créé le 18 juin 2001 par le Centre national de la recherche scientifique, la Maison des sciences de l'homme (Paris), la Fondation nationale des sciences politiques et l'École des hautes études en sciences sociales, a pour objectif de relier les nombreux enseignants, chercheurs et enseignants-chercheurs français qui consacrent leurs travaux à l'Asie. Voir page d'accueil du Réseau Asie: http://www.reseau-asie.com/ 7. La mention AMO (Asie méridionale et orientale, lancée en 2007) du master en sciences sociales de I'EHESS en est un exemple. 8. Ce qui ne les empêche pas, comme on le verra, d'être en butte à de nombreuses critiques, d'ailleurs toutes démontées par D. Szanton dans son récent ouvrage sur la question (Szanton, 2002). 9. Ce que reflète mon actuel rattachement à l'équipe Corée du Centre de recherche Chine, Corée, Japon de I'EHESS (UMR 8173 ). 118 expérience reste aussi résolument ancrée dans une discipline, la géographie - comme en témoigne ma formation de géographe, mes perspectives de recherches qui placent espaces et paysages au cœur de ma réflexion, et mes méthodes de terrain. Après avoir présenté les particularités de l'approche géographique des aires culturelles et des civilisations qui ont encadré mes propres travaux sur la Corée, je montrerai comment la position de la Corée dans quelques découpages "civilisationnistes" du monde illustre à la fois la validité et les limites du concept d' "aire culturelle", mettant en évidence les principaux problèmes que pose l'usage de cette notion dans la démarche scientifique. Je terminerai enfin en posant la question des relations entre la notion d'"aire culturelle" et la pratique du terrain à l'échelle locale - autrement dit du passage à une recherche "sur" les aires culturelles à une recherche "par" les aires culturelles. Des "civilisations" aux "aires culturelles" : les mots et les choses en géographie Sans revenir sur l'étymologie et l'histoire connues du mot "civilisation" 10, il s'agit ici de repérer ce qui caractérise l'approche géographique de la notion, ainsi que les modalités du passage (récent) de "civilisation", employé sans état d'âme par certains grands géographes qualifiés de "tropicalistes" (Gourou, Pélissier11), à "aire culturelle", beaucoup plus en vogue dans les géographies récentes (et ce livre lui- même). Cette transition de mots n'est-elle qu'une affaire de mode? 10. Né en France au xvm• siècle (indirectement dérivé du latin civitas), le terme d'abord employé au singulier désigne d'abord ce qui s'oppose à la barbarie - concept qui permet à l'Europe d'opposer une culture supérieure (la sienne) à celle des cultures non européennes, dont beaucoup sont déjà ou seront ensuite colonisées. Au xrx• siècle, le terme, utilisé au pluriel, prend le sens plus neutre d'ensemble humain caractérisé par sa culture, ses institutions, ses coutumes. etc, tout en restant imprégné de l'idéologie des Lumières supposant à la fois la supériorité et la vocation universalisante des "civilisations". Voir là-dessus l'histoire du mot retracée parE. Benveniste (Benveniste, 1966). Ce n'est qu'au xx• siècle que le terme est parfois employé dans le sens (apparemment) plus neutre de celui de culture et que l'on peut donc parler par exemple de "civilisations primitives". Sur l'étymologie et l'usage des mots de "culture" et "civilisation" en géographie, voir notamment le chapitre intitulé "Culture et civilisation sont-elle des concepts opérationnels en géographie ?" dans La Géographie culturelle de Jo~l Bonnemaison (Bonnemaison, 1997, p. 65-87). Il. Pour ne citer que deux géographes ayant utilisé le terme de civilisation dans des titres d'ouvrages : Pierre Gourou, Riz et civilisation (1986) ; et Paul Pélissier, Les paysans du Sénégal: les civilisations agraires du Cayor à la Casamance (1966). l 19 Comme le rappelle Youssouf Diallo dans un article sur le développement de l'africanisme en Allemagne (200 1 ), la notion d"'aire culturelle" nous vient de l'École historico-culturelle allemande qui se développa au XIXe siècle en étroite liaison avec l'émergence de la géographie humaine (Anthropogeographie) de Friedrich Ratzel. Pour Ratzel, l'aire culturelle est en fait littéralement un "cercle culturel" (Kulturkreis), qui correspond au départ à un foyer de diffusion culturelle. Par la suite, son disciple et collègue Leo Frobenius, ethnologue spécialiste de l'Afrique, l'emploiera de manière systématique en ethnologie pour désigner l'aire d'extension d'une culture particulière, comme par exemple celle des Yoruba. Dans la perspective de Ratzel et de Frobenius, la notion de Kulturkreis est étroitement liée à une certaine critique de l'évolutionnisme darwinien (selon laquelle une société se développe comme un organisme autonome) et à l'émergence du diffusionnisme, qui suppose au contraire l'existence d'emprunts entre les civilisations et notamment la diffusion de traits culturels des lieux les glus "civilisés" (des "civilisations originelles") vers les lieux plus "primitifs" 2• Par la suite, la notion d"'aire culturelle" (avec celle de culture) est la seule qui ait vraiment subsisté pour les ethnologues et les anthropologues. Certes, Émile Durkheim et Marcel Mauss, fondateurs de l'anthropologie culturelle, consacrent en 1913 à cette notion uploads/Societe et culture/ v-gele-zeau-ge-ographie-de-la-core-e-civilisations-et-aires-culturelles.pdf
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- Publié le Sep 01, 2021
- Catégorie Society and Cultur...
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