________________________________________________________ N° 11 Été 1994 71 ____
________________________________________________________ N° 11 Été 1994 71 ________________________________________________________ Anthropologie de la violence ________________________________________________________ Youssef Nacib Au lendemain de l'indépendance de l'Algérie, dans l'enthousiasme de la libération, ce pays avait, potentiellement et objectivement, en main les clés de son développement. Sa révolution libératrice l'avait auréolé d'un prestige bénéfique dans l'opinion internationale. De par le monde, en effet, on rendait hommage à son peuple avec respect et sympathie, pour avoir, avec héroïsme, accepté de payer cher le prix de la liberté et de la dignité et décidé, la paix revenue, de regarder les relations franco- algériennes sans animosité ni ressentiment. Au plan des ressources humaines nécessaires à la remise en route de la maison Algérie et à son décollage économique, l'État pouvait théoriquement compter sur ses cadres et sur ceux que des pays amis devaient mettre à sa disposition. La formation des juristes, économistes, enseignants, médecins, ingénieurs etc... allait procurer par la suite un encadrement national varié et nombreux. Quant aux potentialités économiques de l'ancienne colonie, elles promettaient non seulement de nourrir les neuf millions de citoyens sortis exsangues de la guerre, mais elles étaient virtuellement à même d'offrir une honnête prospérité au pays. Les richesses naturelles (hydrocarbures, fer, phosphate...), les produits agricoles exportables (vin, ovins, blé dur, primeurs, alfa, dattes, liège etc...), l'outil industriel à construire selon un projet qui fût pertinent, le tourisme international générateur de devises, l'encouragement de la recherche scientifique étaient autant d'atouts majeurs qui pouvaient garantir l'emploi et la marche des Algériens vers un XXIe siècle de progrès. De plus, la solidarité qui s'était forgée entre Algériens, ruraux et citadins confondus, entre 1954 et 1962, était porteuse d'une formidable réserve d'énergie qui ________________________________________________________ Confluences 72 pouvait être canalisée dans le sens de l'édification nationale. Or, brisant tous les espoirs, le premier acte fondateur dont pâtit la République naissante fut la prise du pouvoir par la force et la répression de toute velléité démocratique. C'était donc, à rêver de démocratie, compter sans la violence politique qui allait compromettre les rêves d'épanouissement social, économique, intellectuel, culturel des Algériens. Les exécutions sommaires, les coups bas, à la vérité, n'ont pas débuté avec l'indépendance. La lutte armée pendant sept ans et demi a été régulièrement ponctuée par des conflits plus ou moins sanglants, à peine tempérés par la nécessité de faire bonne figure en donnant une impression de cohésion face à l'ennemi. Dans ses méthodes, de 1954 à 1956 notamment, le FLN a misé sur la psychose de peur pour rallier à ses rangs le plus grand nombre. Menaces, liquidations physiques à l'arme à feu ou à l'arme blanche d'anti-nationalistes marquèrent les premières années de la Révolution de novembre. La spontanéité des adhésions massives date de 1956, année de la grève historique. Dans ce climat de peur, le FLN enregistrait régulièrement en son sein des complots meurtriers dont la série noire devait culminer avec l'assassinat de Abbane Ramdane au Maroc. Après l'indépendance, la violence politique revêtira des formes aussi brutales qu'insolentes. Khemisti, le ministre des Affaires étrangères du premier gouvernement, est assassiné dès 1963. La sécurité militaire arrête, séquestre, torture. Des personnalités politiques opposantes sont exécutées à l'étranger: Khider, Krim, Mecili... Boumediène emprisonne Ben Bella pendant quatorze ans sans jugement. Un ami du premier, Messaoud Zeghar, est jeté en prison par Chadli pour s'être opposé à sa désignation comme unique candidat à la Présidence de la République1. Bouyali constitue un maquis et s'attaque aux symboles du régime dans une lutte implacable. En octobre 1988, le mouvement insurrectionnel urbain, animé surtout par des jeunes sans espoir face à la morgue du système, déchaîne la violence dans la rue: dévastation de surfaces commerciales, incendie de véhicules publics, etc. Dès 1990, l'organisation clandestine "El-Hidjra oua Tekfir" commet des attentats meurtriers annonciateurs des actions sanglantes menées par les groupes islamistes armés. Ces derniers et des assaillants non identifiés se lancent dans un carnage programmé: exécutions sommaires quotidiennes d'éléments des forces de l'ordre, mais aussi de fonctionnaires, chercheurs, universitaires, enseignants du secondaire ou du fondamental, médecins, magistrats, journalistes, enfants, jeunes filles, étrangers... La répression, de son côté, est impitoyable face à ces tueries. Déportations dans les camps du Sahara où sont entassés des milliers d'islamistes par 55° à l'ombre, torture pratiquée dans plusieurs commissariats, arrestations brutales pas toujours justifiées. A la fin de l'année 1993, maître Ali-Yahia faisait référence à plus de trois cents cas de torture "dûment prouvés". Même le président de l'Observatoire National des ________________________________________________________ N° 11 Été 1994 73 Droits de l'Homme reconnaît que dans les convulsions qui secouent présentement la société algérienne, il y a des sévices expliqués par les "inévitables dépassements". La violence multiforme de trente ans d'indépendance est résumée ainsi avec un humour noir par le caricaturiste Fathy: "30 ans de gestion économique, sociale et politique pourrie. 30 ans de TV unique et impudique. 30 ans de népotisme et de corruption sans foi ni loi. 30 ans de parti unique et charlatanique ont su confectionner, "éduquer" un modèle de type social algérien unique au monde". En bref, la violence s'est déchaînée comme un incendie, donnant à penser qu'elle est inhérente à la personnalité de l'Algérien même, pour exploser et se généraliser avec autant de rapidité et d'intensité. A croire que la "noukta", cette pointe d'humour populaire acérée, est fondée quand elle met en présence un Algérien et un Égyptien. Celui-ci dit à celui-là qu'il apprécie les Algériens pour leurs nombreuses qualités, mais qu'il regrette chez eux un défaut fâcheux. "Lequel?", demande l'Algérien. "C'est-à-dire...", répond l'Égyptien embarrassé. Alors, l'Algérien subitement furieux le prend par le collet, le rudoie et lui demande encore: "Quel est donc ce travers?" — "C'est cela même", précise l'Égyptien... La "khchana", concept qui appartient au lexique de l'arabe algérien, est difficilement traduisible. "Khchine" signifie littéralement "gros". La khchana tout à la fois la grossièreté, l'inculture et la brutalité. Serait-elle une fatalité en Algérie? Le fondamentalisme, face à l'incurie et aux inégalités sociales patentes, a réussi à rallier les suffrages de plus de trois millions d'électeurs en décembre 1991 parce qu'il a su utiliser le langage de la menace et du châtiment. Le ton comminatoire de son discours politique a trouvé un écho profond dans les périphéries urbaines marginalisées. Il a su canaliser violemment la khchana, celle du milieu comprise, pour contrer un État qui lui apparaît comme l'émanation de la violence après l'interruption du processus démocratique. Est-ce à dire que l'État contre lequel s'est dressée la violence politico-religieuse est seulement tel que le définit Max Weber? "L'État consiste, écrit le sociologue allemand, en un rapport de domination de l'homme par l'homme fondé sur le moyen de la violence légitime (c'est-à-dire la violence qui est considérée comme légitime)".2 Si l'Algérien moyen est porteur de la khchana ou s'il a une propension manifeste à manipuler la violence, quelles pourraient être les causes de ses dispositions agressives? Hypothèse difficile à soutenir, mais après tout, les anthropologues américains ont bien expliqué que certaines tribus indiennes étaient plus violentes que d'autres (cf: les théories sur les Pueblos). L'homme aurait-il le mal dans le sang? On sait que pour Hobbes et Sade, l'état de nature est violence. Freud, dans Totem et Tabou, nous montre bien la violence naturellement partagée: à la polygamie paternelle imposée répond le parricide des fils frustrés. ________________________________________________________ Confluences 74 C'est cette violence innée, primitive, archaïque qui se manifeste ataviquement et ostensiblement dans Sa Majesté des Mouches de William Golding quand des enfants égarés sur une île tuent l'un des leurs par sadisme. Georges Orwell, pour sa part, dans 1984 n'est pas plus optimiste sur la nature humaine: "Si vous désirez une image de l'avenir, écrit-il, imaginez une botte piétinant un visage humain". Or, la politique est inductrice de violence, celle-ci étant l'instrument privilégié de celle-là. Les anthropologues, de Linton à Lévi-Strauss, ont longtemps débattu des rôles respectifs de la nature et de la culture dans la formation de la personnalité culturelle de la communauté et de l'individu. Ainsi, l'Algérien, comme le prétendaient les ultras de l'époque coloniale, aurait- il particulièrement "le sang chaud"? La violence serait dans son cas génétique ou serait-elle la résultante d'une éducation récente ou séculaire, ou les deux à la fois? Si l'on parcourt du regard l'histoire du pays, on découvrira, il est vrai comme dans le passé d'autres nations, la violence à l'état chronique. Les royaumes berbères, pendant deux mille ans, ont vécu de conflits qui ont fait et défait les dynasties. Les Hilaliens, quant à eux, furent, depuis qu'ils nomadisent sur les aires de parcours comprenant les Hauts-Plateaux et les marges septentrionales du Sahara, c'est-à-dire depuis la seconde moitié du XIe siècle, des tribus remuantes et agressives. Cela aux dires des historiens, à commencer par Ibn- Khaldoun. Rappelons que l'expansion de l'islam même s'est réalisée en partie dans la tourmente: trois khalifes sur les quatre successeurs du Prophète sont décédés de mort violente. Mais est-ce suffisant pour invoquer la fatalité? La violence qui s'exprimait dans un contexte historique spécifique de survie (famine, précarité des moyens d'existence, inculture, périls de toutes sortes...), peut-elle aujourd'hui s'exprimer de la même manière pour les mêmes mobiles? Ou alors, uploads/Societe et culture/ y-nacib-anthropologie-de-la-violence.pdf
Tags
Société et cultureviolence comme ________________________________________________________ d'une étaitDocuments similaires
-
16
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Sep 19, 2021
- Catégorie Society and Cultur...
- Langue French
- Taille du fichier 0.1635MB