La Machine « Étant jeune, j’étais sceptique quant à l’avenir et le voyais uniqu

La Machine « Étant jeune, j’étais sceptique quant à l’avenir et le voyais uniquement comme un potentiel, un état des choses qui pourraient se produire ou pas et qui ne le feraient probablement jamais. » John Banville (2012) Un homme se tient au bout d’un couloir froid et venteux, mieux connu sous le nom de XIXe siècle, et, dans la lumière vacillante d’une lampe à huile, il examine une machine faite de nickel et d’ivoire, bardée de traverses en laiton et de tiges de quartz, une construction trapue, laide, assez floue d’une certaine manière, difficile à visualiser pour le pauvre lecteur malgré l’énumération de ses pièces et des matériaux utilisés. Notre héros tourne quelques vis, ajoute une goutte d’huile, puis s’installe sur la selle. Il saisit un levier des deux mains. Il part en voyage. Et, ce faisant, nous aussi. Lorsqu’il actionne ce levier, le temps se libère de ses amarres. L ’homme est indéfinissable, presque dénué de traits – des « yeux gris », un « visage pâle », et pas grand-chose de plus. Il lui manque même un nom. Il est simplement le Voyageur Temporel 1, « car c’est ainsi que, pour plus de commodité, nous l’appellerons ». Voyage et Temps : personne n’avait encore pensé à associer ces deux mots. Et cette machine ? Avec sa selle et ses barres, c’est une version fantastique de la bicyclette. Tout ceci est l’invention d’un jeune enthousiaste appelé Wells, qui a choisi les initiales H. G., car il pense qu’elles sonnent plus sérieux que Herbert. Sa famille l’appelle Bertie. Il essaie de devenir écrivain. C’est un homme profondément moderne, qui croit au socialisme, à l’amour libre et aux bicyclettes 2. Fier membre du Cyclist’s Touring Club, il arpente la vallée de la Tamise sur son vélo tout terrain équipé d’un cadre tubulaire et de pneumatiques, savourant le frisson de chevaucher sa machine : « La mémoire du mouvement s’imprime dans les muscles de vos jambes, qui semblent pédaler d’elles-mêmes. » Un jour, il voit une publicité pour un équipement appelé le « vélo d’appartement Hacker » : un support fixe avec des roues en caoutchouc permettant à une personne de pédaler pour s’exercer, sans aller nulle part. Nulle part dans l’espace, plus précisément. Les roues tournent et le temps passe. La fin du XXe siècle se profilait – une date calendaire aux résonances apocalyptiques. Albert Einstein était un jeune homme au lycée de Munich. Ce n’est qu’en 1908 que le mathématicien germano- polonais Hermann Minkowski annonça son idée radicale : « Désormais, l’espace en lui-même et le temps en lui-même sont condamnés à disparaître dans l’ombre, et seule une sorte d’union des deux gardera une réalité indépendante. » H. G. Wells avait atteint ce point le premier, mais, contrairement à Minkowski, il n’essayait pas d’expliquer l’Univers. Il essayait juste de bricoler une histoire qui pouvait sembler plausible, pour l’utiliser dans un roman fantastique. De nos jours, nous voyageons très facilement dans le temps, que ce soit dans nos rêves ou dans nos arts. Le voyage dans le temps a l’air d’une ancienne tradition qui prendrait ses racines dans les mythologies anciennes, aussi vieille que les dieux et les dragons. Ce n’est pas le cas. Même si les anciens ont imaginé l’immortalité, la renaissance et les terres des morts, les machines temporelles étaient hors de leur portée. Le voyage dans le temps est un fantasme de l’ère moderne. Lorsque Wells, dans son bureau simplement éclairé par une lampe, a imaginé une machine temporelle, il a également inventé un nouveau mode de pensée. Pourquoi pas avant ? Et pourquoi maintenant ? Le Voyageur Temporel commence par une leçon de science. Ou bien est-ce juste du baratin ? Il rassemble ses amis dans le salon, autour du feu, pour expliquer que tout ce qu’ils savent sur le temps est faux. Ce sont les personnages de base d’un casting standard : le médecin, le psychologue, l’éditeur, le journaliste, l’homme silencieux, le très jeune homme et le maire de province, ainsi que l’homme de bon sens, notre favori à tous, un « raisonneur à la chevelure rousse » appelé Filby. « Suivez-moi bien », le Voyageur Temporel informe ces ébauches de personnages. « Il va me falloir remettre en cause une ou deux idées qui sont presque universellement acceptées. Ainsi, par exemple, la géométrie 3 qu’on vous a enseignée à l’école est fondée sur une erreur conceptuelle. » La géométrie de l’école – la géométrie d’Euclide – a trois dimensions, celles que nous pouvons voir : la longueur, la largeur et la hauteur. Naturellement, ils sont dubitatifs. Le Voyageur Temporel adopte la méthode socratique. Il les assomme de logique. Ils n’offrent qu’une faible résistance. « Vous savez bien sûr qu’une ligne mathématique, une ligne d’épaisseur nulle, n’a pas d’existence réelle. Vous l’avez appris. Pas plus qu’un plan mathématique. Ces choses ne sont que de pures abstractions. — Jusque-là, c’est correct, dit le Psychologue. — De la même façon, un cube, n’ayant que largeur, longueur et hauteur, ne peut avoir d’existence réelle. — Là, je ne suis pas d’accord, dit Filby, bien sûr qu’un corps solide peut exister. Toutes les choses réelles – — C’est ce que pensent la plupart des gens. Mais attendez un instant. Un cube instantané peut-il exister ? — Je ne vous suis pas, dit Filby (le pauvre bougre). — Un cube qui n’a absolument aucune durée peut-il avoir une existence réelle ? Filby devint pensif. — Clairement, continue le Voyageur Temporel, tout corps réel doit avoir une étendue dans les quatre directions : il doit avoir une largeur, une longueur, une hauteur et une durée. » Tadam ! La quatrième dimension. Quelques mathématiciens continentaux futés commençaient déjà à parler comme si les trois dimensions d’Euclide n’étaient pas le fin mot de l’histoire. Il y avait August Möbius, dont la fameuse « bande » formait une surface bidimensionnelle présentant une torsion dans la troisième dimension, et Félix Klein, dont la « bouteille » tordue en impliquait une quatrième ; il y avait Gauss, Riemann et Lobachevsky qui pensaient, l’expression prend tout son sens, « hors du cadre conventionnel ». Pour les géomètres, la quatrième dimension était une direction inconnue, perpendiculaire à toutes les directions connues. Peut-on la visualiser ? De quelle direction s’agit-il ? Même au XVIIe siècle, le mathématicien anglais John Wallis, en découvrant les possibilités algébriques des dimensions supplémentaires, les qualifia de « monstres de la nature, moins possibles qu’une chimère ou un centaure. » De plus en plus, toutefois, les mathématiques ont trouvé des applications à des concepts qui n’avaient pas de signification physique. Elles pouvaient jouer leur rôle dans un monde abstrait sans nécessairement décrire des aspects de la réalité. Sous l’influence de ces géomètres, un instituteur nommé Edwin Abbott publia son court et facétieux roman Flatland en 1884, dans lequel des créatures d’un monde à deux dimensions se creusent les méninges pour tenter d’appréhender le concept d’une troisième. En 1888, Charles Howard Hinton, le gendre du logicien George Boole, inventa le mot « tesseract » pour décrire l’analogue à quatre dimensions du cube. L ’espace quadridimensionnel que délimite cet objet est appelé un « hypervolume ». Il le peupla d’hypercônes, d’hyperpyramides et d’hypersphères. Hinton intitula son livre, sans grande modestie, Une nouvelle ère de la pensée. Il suggéra que cette mystérieuse quatrième dimension, invisible, pouvait fournir une réponse à la question de la conscience. « Nous devons être des créatures réellement quadridimensionnelles, sans quoi nous ne saurions imaginer la quatrième dimension », raisonnait-il. Pour construire des modèles mentaux du monde et de nous-mêmes, nous devons disposer de molécules cérébrales spéciales : « Il se pourrait que ces molécules cérébrales aient le pouvoir de se mouvoir dans la quatrième dimension, et que ces mouvements quadridimensionnels les conduisent à former des structures quadridimensionnelles. » Pendant un temps, dans l’Angleterre victorienne, la quatrième dimension servit de fourre-tout, de refuge pour le mystérieux, l’invisible, le spirituel – tout ce qui semblait être tapi tout juste au- delà de notre champ de vision. Le paradis pourrait se trouver dans la quatrième dimension, car, après tout, les astronomes avec leurs télescopes ne le trouvaient pas au-dessus de nous. La quatrième dimension était un compartiment secret pour la fantasmagorie et l’occulte. « Nous sommes à l’aube de la quatrième dimension, voilà où nous en sommes ! » déclara en 1883 William T. Stead, un journaliste militant qui avait été l’éditeur du Pall Mall Gazette. Il expliquait que ceci pouvait être exprimé par des formules mathématiques et pouvait être imaginé (« si vous aviez une imagination vive »), mais ne pouvait pas être vraiment vu – en tout cas pas par des « humains mortels ». C’était l’endroit « que nous parvenons à percevoir brièvement de temps en temps, dans ces phénomènes dont aucune loi de l’espace tridimensionnel ne peut rendre compte ». Par exemple, la voyance. Ou la télépathie. Il soumit son rapport à la Société de Recherche Psychique pour qu’elle approfondisse la question. Dix-neuf ans plus tard, il embarqua sur le Titanic et uploads/Voyage/ le-voyage-dans-le-temps-by-james-gleick-gleick-james-z-lib-org.pdf

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  • Publié le Aoû 27, 2022
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