RFDA RFDA 2016 p.355 Quel « État de droit » ? Quels contrôles ? Le juge des réf

RFDA RFDA 2016 p.355 Quel « État de droit » ? Quels contrôles ? Le juge des référés et le maintien en vigueur de l'état d'urgence Note sous Conseil d'État, 27 janvier 2016, juge des référés, Ligue des droits de l'homme et autres, n° 396220, au Lebon ; AJDA 2016. 126 ; D. 2016. 259, et les obs. ; ibid. 663, point de vue M. Bouleau Denis Baranger, Professeur à l'Université Panthéon-Assas (Paris II) Le principe même du contrôle par le juge du référé-liberté de la décision de déclarer, suspendre ou mettre fin à l'état d'urgence n'est pas dépourvu d'ambiguité. Le juge ne peut en effet ni nier le fait que des libertés fondamentales sont en cause ni intervenir réellement sur leur exercice concret. De fait, il ne va nullement de soi que la décision de déclarer ou de maintenir l'état d'urgence soit, par elle-même, de nature à « porter une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale (...) » selon les termes mêmes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative (CJA). La déclaration de l'état d'urgence a précisément pour effet, dans le but de mieux garantir l'ordre public, de porter atteinte à des libertés et d'accroître leur limitation tout en restreignant les protections dont elles jouissent ordinairement. La question devient alors de savoir si cette atteinte est ou non justifiée. La réponse à cette question tient à des facteurs généraux, ceux-là mêmes dont la réunion est exigée par la loi du 3 avril 1955 : l'existence d'un « péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public » ou d'une « calamité publique » art. 1er. Mais cette appréciation ne concerne pas les libertés concrètes d'individus réels. De ce point de vue, ce n'est jamais la déclaration ou le maintien de l'état d'urgence qui porte atteinte aux libertés fondamentales. Ce sont les mesures d'application prises, sur la base de la décision en question, qui peuvent le faire. Mais, comme le montre la présente ordonnance, le contrôle du maintien en vigueur de l'état d'urgence peut conduire le juge du référé-liberté à prêter attention à la manière dont il est appliqué. *** Dans cette instance, les requérants demandaient au juge d'ordonner la suspension, en tout ou en partie, du régime de l'état d'urgence déclaré par le décret n° 2015-1475 du 14 novembre 2015 et prorogé par la loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015. À titre subsidiaire, ils demandaient au juge de l'urgence d'enjoindre au président de la République de mettre fin « sans délai » à ce régime, ou, toujours subsidiairement, de lui enjoindre de « procéder à un réexamen des circonstances de fait et de droit qui ont conduit à la déclaration de l'état d'urgence ». Le juge des référés a admis les interventions de différentes personnes individuelles, de syndicats et d'une association. Au fond, il a rejeté les requêtes dont il était saisi. Pour ce faire, la décision analyse dans un assez grand détail les conditions de mise en application de l'état d'urgence (consid. n° 2). Elle envisage ensuite les mesures pouvant être prises dans le cadre de l'état d'urgence (consid. n° 3). Par les trois considérants suivants (4, 5 et 6), le juge a refusé de faire droit à la demande de suspension de l'état d'urgence, motif pris de l'intervention du législateur par la loi du 20 novembre 2015 : « le juge des référés du Conseil d'État ne peut en conséquence accueillir les conclusions principales par lesquelles les requérants lui demandent d'ordonner la suspension totale ou partielle de la déclaration de l'état d'urgence et qui tendent en réalité à la suspension de l'application de la loi du 20 novembre 2015 ». Ayant ainsi disposé de la demande principale, le juge a ensuite rejeté (consid. 7, 8 et 9) les conclusions subsidiaires tendant à enjoindre au président soit de mettre fin lui-même à l'état d'urgence, soit à tout le moins de réexaminer les conditions de fait et de droit présidant à sa déclaration. Le dispositif normatif de l'état d'urgence Le rejet des conclusions principales formulées par les requérants est étroitement lié au régime normatif tout à fait particulier de l'état d'urgence, sur lequel il faut revenir brièvement (1). Ce régime, malgré son importance et la gravité de ses effets, ne trouve dans la Constitution qu'un socle minimal. En vue de prévenir toute critique relative à l'inconstitutionnalité de l'état d'urgence, le Conseil constitutionnel a en effet, par une formule qui date de sa décision État d'urgence en Nouvelle Calédonie de 1985, jugé que « la Constitution, (...) n'a pas pour autant exclu la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d'état d'urgence pour concilier, comme il vient d'être dit, les exigences de la liberté et la sauvegarde de l'ordre public » (2). Par ailleurs, dans le même esprit de facilitation et avec la même brièveté de plume, le juge administratif avait en 2006 écarté les critiques portant sur l'éventuelle inconventionnalité, au regard de l'article 15 de la Convention européenne des droits de l'homme, du même régime issu de la loi du 3 avril 1955 (3). L'état d'urgence est donc un régime purement législatif, défini par plusieurs lois successives, et très peu encadré par des normes supérieures, qu'elles soient constitutionnelles ou conventionnelles. Tel est du moins le cas dans l'état actuel du droit, et dans l'attente d'une éventuelle révision ayant pour effet de le « constitutionnaliser ». La loi intervient de deux manières dans le régime de l'état d'urgence. Celui-ci trouve en effet son ancrage dans la loi du 3 avril 1955, qui en est en quelque sorte, à défaut de base constitutionnelle, sa matrice légale. Initialement, dans le régime de 1955, il fallait une autre loi pour déclarer l'état d'urgence. Depuis la modification opérée par l'ordonnance du 15 avril 1960, la déclaration de l'état d'urgence ne relève plus du Parlement. Elle est de la compétence du président de la République. Mais la prorogation de l'état d'urgence au-delà de douze jours exige l'intervention d'une loi. La loi de prorogation de l'état d'urgence n'est pas seulement une mesure d'extension du champ d'application temporel de ce régime d'exception. Elle peut aussi en modifier l'économie. C'est ce qu'a fait la loi du 20 novembre 2015, qui a notamment étendu les pouvoirs de police de l'autorité administrative. Le refus de suspendre l'état d'urgence Lorsque l'état d'urgence est déclaré ou « mis en vigueur » et qu'il se prolonge au-delà des douze jours initiaux, sa base juridique, ou si l'on préfère son habilitation, est modifiée. Elle résidait initialement dans le décret en conseil des ministres qui le proclame. Elle se déplace ensuite dans la loi de prorogation. La nature juridique de la loi dite de prorogation est donc importante. En effet, c'est de son intervention que se réclame le juge administratif - dans la présente ordonnance comme dans les décisions adoptées par exemple en 2005 et 2006 lors de la dernière application de ce régime - pour écarter les demandes tendant à la suspension ou à l'annulation des décrets déclarant l'état d'urgence. En 2005, le juge des référés du Conseil d'État avait considéré que « les mesures dont l'application est autorisée par le décret n° 2005-1387 ont pour fondement une loi dont il n'appartient pas à la juridiction administrative d'apprécier la constitutionnalité » (4). Dans l'ordonnance qui nous occupe, le juge a considéré que les demandes principales des requérants devaient être rejetées du fait qu'elles « tend[ai]ent en réalité à la suspension de l'application de la loi du 20 novembre 2015 ». Ces formules du juge des référés, suffisantes pour écarter tout doute sérieux sur la légalité des actes administratifs contestés, ne préjugent pas de la relation normative qui s'établit entre le décret par lequel le président déclare l'état d'urgence et la loi de prorogation. Dans sa décision d'assemblée Rolin du 24 mars 2006, le Conseil d'État avait considéré que l'intervention du législateur « "ratifiait" la décision prise par le décret » (5). Cette idée d'une « ratification » du décret par la loi ne semble pas nécessairement appropriée. Une ratification est la confirmation par une autorité, en général hiérarchiquement supérieure, de la décision prise par une autre. Dans le cas des lois de ratification de mesures prises par ordonnances de l'article 38 de la Constitution, la ratification emporte l'appropriation par le législateur de l'acte administratif ratifié et lui permet de prendre dans l'ordre juridique la place d'une mesure législative. Il semble difficile de considérer que la loi de prorogation de l'état d'urgence aurait pour effet de confirmer la décision du président, comme le fait par exemple la loi de ratification de l'article 38 vis-à-vis d'une ordonnance ou la loi de ratification d'un traité vis-à-vis de ce dernier. Ce que fait le législateur est de décider, de novo, de prolonger la durée de l'état d'urgence. Cela n'implique pas qu'il s'approprie de ce seul fait les motifs du décret initial ayant déclaré cet état d'urgence. Il peut constater que les circonstances reconnues par le président de la République n'ont pas disparu. Il peut aussi en découvrir de nouvelles, de nature à uploads/s1/ doc-1-baranger-rfda-2016-p-355.pdf

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  • Publié le Nov 22, 2022
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