Mandenkan, No. 46, 2010, pp. 73-98 Le Ńkó kɔ́dɔyidalan de Souleymane Kantè et l

Mandenkan, No. 46, 2010, pp. 73-98 Le Ńkó kɔ́dɔyidalan de Souleymane Kantè et la tradition lexicographique « occidentale » pour le mandingue1 Valentin Vydrine INALCO – CNRS (LLACAN) Le dictionnaire n’ko de Souleymane Kantè, écrit en 1962 et publié (sans doute, beaucoup enrichi par ses disciples) trente ans plus tard [Kántɛ 1962/1992], est au- jourd’hui l’un ouvrage lexicographique de loin le plus important et le plus riche pour la langue maninka de Guinée (voir mon analyse dans [Vydrine 1996]). En 2003, une version augmentée de ce dictionnaire a paru [Kántɛ & Jànɛ́ 2003], et un peu plus tard, un tout premier ouvrage lexicographique bilingue de la tradition n’ko, le dic- tionnaire n’ko-arabe [Jànɛ́ 2005]. On attend avec impatience la parution du diction- naire « N’ko–français », commencé par Souleymane Kantè et repris par les membres du N’ko Dumbu (« l’Académie N’ko »). Selon l’approche de Souleymane Kantè et ses disciples, toutes les variétées man- dingues sont des dialectes d’une seule langue à laquelle on applique le nom « n’ko », dont la forme la plus pure serait le maninka-mori parlé à Batè (et plus ou moins considéré en Guinée comme le « maninka standard »). Cette approche est pleinement acceptée par les adeptes du mouvement n’koïsant dans les autres pays ayant une po- pulation mandingophone importante, surtout au Mali, où on trouve des journaux et des livres publiés en écriture n’ko et en maninka-mori (avec quelques éléments pro- venant des variantes mandingues locales). Cependant, elle est en contradiction avec la politique officielle des pays voisins de la Guinée où les variantes locales, sous leurs formes plus ou moins standardisées, sont utilisées dans l’alphabétisation et dans l’enseignement scolaire : le bambara au Mali, le dioula en Côte-d’Ivoire et au Burki- na Faso, le mandinka au Sénégal. Il est vrai que l’idée de l’unité des locuteurs de tou- tes les variantes mandingues, donc du n’ko, est très attrayante, mais la tâche de convaincre la population et les autorités éducatives de tous ces pays d’abandonner le 1 Cet étude est accompli dans le cadre du projet « Élaboration du modèle d’un corpus électronique de textes mandingues » soutenu par la Fondation russe de sciences fondamen- tales (No. 10-06-00219-а). Je tiens à remercier Gérard Dumestre pour la lecture finale et la correction du texte, et le lecteur anonyme pour ses observations. Valentin Vydrine 74 bambara, le dioula et le mandinka au graphisme latin au profit du maninka-mori (donc le « n’ko pur ») au graphisme n’ko ne sera pas aisée. Je ne veux pas rentrer dans la discussion concernant le statut sociolinguistique des variantes mandingues (« des langues à part entière ou des dialectes d’une seule langue ? ») : c’est aux locuteurs natifs du mandingue de trancher cette question, et non pas aux étrangers. Mais, quel que soit le statut des variantes principales du man- dingue, la lexicographie mandingue sera obligée de tenir compte du caractère poly- centrique de l’aire linguistique mandingue. Il est vrai que le dictionnaire n’ko com- porte quelques formes provenant de variantes mandingues autres que le maninka- mori (voir quelques exemples : Vydrine 1996, 64), mais cela ne peut pas servir de substitut à une description lexicographique systématique de chaque variante. Il faut dire que la tradition lexicographique occidentale (ou plutôt « la tradition nord »)2 assez peu avancée en ce qui concerne le maninka de la Guinée, a aujourd’hui un âge solide et compte beaucoup d’acquis dans le domaine de la description d’autres variantes mandingues. Dans la liste des dictionnaires publiés (ou circulant sous forme semi-publiée ou non-publiée) à la fin de cet article, qui ne prétend pas à l’exhaustivité, on trouve plus de 50 titres. Il est vrai que le niveau lexicographique de ces ouvrages est très variable, mais il existe plusieurs ouvrages qui répondent aux exigences de la lexicographie moderne par la quantité de l’information, sa qualité et sa présentation. Il me semble utile de comparer les dictionnaires « de la tradition oc- cidentale » avec le dictionnaire n’ko selon ces paramètres. Bien évidemment, il n’est pas nécessaire de comparer le dictionnaire n’ko avec la cinquantaine de dictionnaires de la liste ci-dessous ; il s’agira ici de prendre les plus complets et les plus sophistiqués, du point de vue de la théorie de la lexicographie. Commençons par un bref aperçu de l’histoire de la lexicographie mandingue « occidentale ». Dans cette histoire, plusieurs étapes peuvent être distinguées. 1. La période pré-coloniale On peut mentionner d’abord quelques mots mandingues glanés dans les œuvres des auteurs arabes de l’époque de l’Ancien Mali ; leur liste se trouve dans l’article de Maurice Delafosse (1913). Avec la navigation européenne au long de la côte afri- caine, des listes de mots mandingues commencent à apparaître en Europe à partir du XVII siècle. Une des premières sources (sinon la première) est un petit vocabulaire manuscrit mandinka, wolof, peul (et quelques autres langues) anonyme qui se date du XVII siècle, publié en 1845 par d’Avezac-Macaya. Des nombreuses listes des mots 2 Pour simplifier, correspondront ici à « tradition occidentale/nord » les travaux des chercheurs provenant des pays du Nord et ceux des Africains inspirés de la linguistique eu- ropéenne, par opposition à la tradition n’ko, autonome par rapport à celle-ci. La tradition lexicographique pour le mandingue 75 des différentes variantes mandingues ont vu la lumière au XVIIIème et surtout en XIXème siècle dans les notes des voyages des explorateurs ou des missionnaires (F. More, C. Oldendorp, M. Park, R. Caillié etc.). Les tout premiers dictionnaires mandingues datent du deuxième quart du XIX siècle (Dard 1825, Kilham 1827, MacBrair 1837). Plusieurs variantes mandingues sont représentées dans le fameux ouvrage de Sigismund Kölle Polyglotta Africana (1854). Vers la fin de l’époque pré-coloniale, la lexicographie mandingue commence de sortir de l’enfance. De cette période, on peut mentionner le dictionnaire d’Edgar Montel (1886, 1887). Mais, d’une manière générale, nous pouvons constater que les publications de cette époque, fort intéressantes du point de vue de l’histoire de la lin- guistique mandingue et, moindrement, de l’étude historique comparative du mandin- gue, contribuent très peu à la lexicographie contemporaine. 2. La période coloniale L’établissement du régime colonial en Afrique de l’Ouest a entraîné une étude beaucoup plus détaillée des langues des peuples des colonies, y compris du mandin- gue. Compte tenu de la différence entre les politiques administratives anglaise « di- recte » et française « indirecte », on pourrait s’attendre à une contribution britannique importante. Mais, en fait, les Français ont produit beaucoup plus pour la lexicogra- phie mandingue que les Anglais, ce qui s’explique d’ailleurs par la modestie du terri- toire mandingophone sous contrôle anglais. On peut cependant mentionner trois petits dictionnaires mandinka (Hopkinson 1912/1924; O’Halloran 1948; Gamble 1955/1958). Parmi les œuvres de la lexicographie coloniale francophone, je mention- nerai les trois plus importants. L’œuvre la plus connue est constituée par les deux dictionnaires de Maurice De- lafosse : le volume 1 (français-mandingue, 671 pages, dont 345 pages pour le dic- tionnaire) est paru en 1929, et le volume 2 (mandingue-français, 857 pages) en 1955. Pour beaucoup de mandinguisants, surtout de non-linguistes, le dictionnaire de Dela- fosse fait toujours autorité. Tout en reconnaissant l’importance de ces ouvrages, j’aurai l’audace de dire qu’aujourd’hui, ces dictionnaires ne peuvent plus être consi- dérés comme des sources fiables. Les défauts principaux du dictionnaire mandingue- français3 de Delafosse sont les suivants : 1) La faible distinction entre les formes dialectales. Delafosse donne en abon- dance des formes provenant de variantes différentes du mandingue, il fournit même des marques dialectales (B « bambara », D « dialecte dioula », M « dialecte malinké 3 Qui nous intéresse principalement ici : un dictionnaire mandingue-français décrit le mandingue par les moyens de la langue française, tandis qu’un dictionnaire français- mandingue sert à décrire le français en utilisant le mandingue comme métalangue. Valentin Vydrine 76 commun », ME « dialecte malinké de l’est », MO « dialecte malinké de l’ouest », MS « dialecte malinké du sud »), mais, en fait, ces indications sont souvent trop approxi- matives. De plus, elles ne portent que sur les formes des mots, et jamais sur les carac- téristiques syntaxiques et les sens, tandis que les différences entre les variantes man- dingues en ce qui concerne ces aspects sont aussi (ou même plus) importantes qu’en phonologie. Souvent même, des mots sont donnés sans aucune marque dialectale, ce qui ne permet pas de retrouver leurs traces dans la réalité linguistique mandingue. Par exemple : le mot bṑbi ‘chute ; tomber, faire tomber, renverser’, qui, à ma connais- sance, n’est attesté dans aucun autre dictionnaire mandingue ; son origine reste obs- cure.4 2) Dans son dictionnaire, Maurice Delafosse met en jeu sa théorie selon laquelle le mot mandingue typique est monosyllabique, donc tous les mots mandingues de plus d’une syllabe sont des mots composés ou des emprunts. De nombreuses mots- fantômes proviennent de cette analyse. Ainsi, on trouve chez Delafosse « bõ et bṵ : kapok, bourre soyeuse du fromager, duvet… ». En fait, à ma connaissance, le mot n’existe dans aucune variante uploads/s3/ 46-vydrine.pdf

  • 22
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager