11 | 2007 : Art et politique Art et compulsion critique N H p. 91-
11 | 2007 : Art et politique Art et compulsion critique N H p. 91-101 Texte intégral A partir de la seconde moitié du XIXe siècle, l’effort pour construire la singularité du créateur sur sa marginalité par rapport à la « société bourgeoise » a pris la forme non plus individuelle mais collective d’une revendication « avant-gardiste », dans sa double dimension esthétique et politique : il s’agit d’incarner, à plusieurs, l’innovation en art en même temps que le progressisme politique et social. 1 Cet idéal-type continue d’exercer une fascination puissante. Pourtant, on ne trouve guère de réalisations exemplaires de l’artiste engagé, indiscutable dans ses options tant artistiques que politiques. Le plus célèbre est Picasso, membre éminent du parti communiste et auteur, avec Guernica, d’une des rares œuvres qui cumule les trois dimensions de l’avant-garde : politique, par sa défense d'un idéal porté par un parti ; sociale, par sa dénonciation des souffrances infligées au peuple ; et esthétique, par la radicalité de sa recherche plastique. Mais de tels exemples sont rarissimes, surtout dans les arts plastiques, moins pourvoyeurs de modèles d’engagement que la littérature, le théâtre puis, dans la dernière génération du XXe siècle, le cinéma : sans doute parce que l’engagement politique peut s’exprimer plus directement dans des œuvres narratives (d’ailleurs, à l’époque même où l’artiste hors du commun était incarné en peinture par Van Gogh, l’écrivain engagé était inauguré par Emile Zola). Mais même en littérature, les exemples de grands artistes engagés sont rares. 2 C’est que radicalité esthétique et radicalité politique sont largement antinomiques, en dépit de toutes les dénégations qu’ont accumulées au fil du XXe siècle les multiples formes d’idéalisation de l’avant-garde. L’avant-gardisme esthète va de pair avec l’autonomisation1 des enjeux artistiques, tirant inévitablement vers l’élitisme ; tandis que l’avant-gardisme politique implique l’hétéronomie des enjeux, tirant vers le populisme voire l’ouvriérisme. Face à cette contradiction objective entre deux définitions également anti-bourgeoises, mais malheureusement antinomiques, de l’artiste idéal, c’est plutôt la dénégation qui prévaut, tant chez les artistes eux-mêmes que chez les amateurs et chez les spécialistes d’art - et même de sciences sociales, ce qui ne facilite pas le travail du chercheur désireux d’analyser la partition et non pas 3 Tout OpenEdition Art et compulsion critique https://journals-openedition-org.ressources-electroniques.univ-lille.fr/n... 1 sur 8 02/12/2020 à 22:34 Aux marges de la société : l’avant- garde esthétique A la recherche de la société perdue : de se joindre au chœur. Cette dénégation est étayée par l’idéalisation d’une avant-garde en grande partie imaginaire, et par l’invocation d’une posture critique d’autant plus présente dans les mots qu’elle est peu réalisée dans les faits. Marginalisation par l’innovation esthétique, marginalisation par le progressisme politique, dénégation de la contradiction, compulsion critique : ce sont là les quatre mouvements dans lesquels baigne aujourd’hui notre monde cultivé. J’en donnerai quelques exemples empruntés à l’art et à la littérature, à la philosophie et aux sciences sociales, en commençant donc par le premier mouvement : celui qui met l’art aux marges de la société, du côté de l’avant-garde esthétique. 4 La marginalité est la forme socialisée de la singularité – ou plutôt sa forme asociale, par l’un de ces paradoxes inhérents au « régime de singularité »2. Par rapport à l’excentricité, elle présente l’avantage de pouvoir être collective : la marge est parfaitement habitable à plusieurs, comme on le voit bien avec la vie de bohême. L’important alors est de mettre en avant la difficulté de l’artiste à s’intégrer, en soulignant voire en stigmatisant son refus par les institutions, corollaire obligé de son refus de l’institution. 5 Sous sa forme proprement esthétique, cette posture oppositionnelle, minoritaire, dominée, trouve son meilleur support dans l’innovation avant-gardiste, qui permet de traduire le défaut de reconnaissance à court terme en conséquence obligée de la rupture avec les codes, elle-même promesse d’une reconnaissance à long terme, plus authentique et plus durable. Mais cette marginalisation avant-gardiste n’est tenable que dans un monde où prime « l’art pour l’art » : un monde relativement autonomisé, où la création est évaluée en fonction de ses enjeux intrinsèques et non de ses significations extrinsèques, de ses moyens formels et non de ses sujets ou de ses usages. 6 Dans un monde qui a fait de l’art non plus seulement une source de jouissance mais une valeur quasi existentielle3, en même temps que le lieu d’exercice par excellence des valeurs associées à la singularité, il est logique que l’originalité, voire l’ésotérisme de l’expression artistique prenne dans les milieux cultivés la dimension d’un impératif catégorique, dépassant la seule question de la qualité esthétique pour atteindre des enjeux éthiques, moraux et même politiques. Si Flaubert composait aujourd’hui son Dictionnaire des idées reçues, il n’aurait que l’embarras du choix pour illustrer cette idée que « la radicalisation artistique, la rupture avec une forme admise de l'art » a pour finalité « de susciter des expériences vitales, révélatrices et d'une actualité profonde »4, ou « que la pensée aberrante, que la marginalité esthétique, que la pratique atypique, que la stratégie inopérante, que la carrière irrégulière disent quelque chose de fondamental sur l’état d’une société et de sa culture »5. 7 Le problème est que cette valorisation avant-gardiste de la rupture esthétique conduit directement à l’élitisme, en coupant l’art des attentes de sens commun, des publics peu cultivés – en un mot, du « peuple ». D’où la nécessité de consolider la marginalité artistique et sociale par une marginalité plus nettement politique : c’est, nous allons le voir, le deuxième mouvement de la logique avant-gardiste, celui qui s’en va à la recherche de la société perdue, du côté de l’avant-garde politique. 8 Art et compulsion critique https://journals-openedition-org.ressources-electroniques.univ-lille.fr/n... 2 sur 8 02/12/2020 à 22:34 l’avant-garde politique L’alliance des artistes les plus avancés avec le peuple en ce qu’il a de plus progressiste : ainsi se présente, depuis la tradition saint-simonienne, l’équation avant-gardiste. Cette inflexion politique de la marginalité présente plusieurs avantages : premièrement, étayer la singularité artistique, définie contre la bourgeoisie ; deuxièmement, compenser l’élitisme constitutif de l’autonomisation de l’art ; et troisièmement, contrebalancer la perte de lien social effectif par l’alliance – fût-elle largement rêvée – avec un peuple fortement idéalisé. Ainsi progressera durant tout le XXe siècle l’utopie artistico-politique de l’avant-garde, à la recherche de la société perdue. Ses réalisations, rares et éphémères, seront évidemment portées par le contexte exceptionnellement favorable que constitua la Révolution soviétique et ses suites, avec le mouvement suprématiste en peinture, incarné par Casimir Malevitch, et le mouvement surréaliste, incarné par André Breton - contexte dont on retrouvera l’écho dans l’après-1968. 9 Encore faut-il distinguer, dans cette nébuleuse de « l’art engagé », entre ceux qui sont venus à l’art à partir de la politique, et ceux qui sont venus à la politique à partir de l’art : les premiers plus portés à sacrifier, dans une logique hétéronome, la qualité du travail artistique à la correction politique de la « littérature prolétarienne » ou du « réalisme socialiste » ; les seconds plus enclins à fuir cette subordination à la politique pour réaffirmer, dans une logique d’autonomie, les droits d’une création véritablement innovante, quitte à ce qu’elle soit incomprise par le peuple (le cas de Louis Aragon constituant à cet égard une exception)6. 10 C’est là toute la contradiction des intellectuels communistes face à leurs « compagnons de route » : tel Picasso, successivement rejeté comme artiste éloigné du peuple, donc bourgeois, puis intégré après la Seconde Guerre comme artiste anti- bourgeois, donc allié du peuple. Car la contradiction est irréductible : on ne peut à la fois valoriser l’originalité, conforme au régime de singularité, et l’adéquation aux masses, conforme au régime de communauté – sauf à rabattre la marginalité esthétique de l’une sur la marginalité politico-sociale de l’autre, mais au risque de sacrifier soit la qualité de la création, soit la sincérité de l’engagement. Si Zola a longtemps représenté le modèle de l’écrivain engagé, ce n’est pas lui qui a révolutionné le roman mais, peu après, Proust, tout droit issu du monde le plus élitiste qui soit. On peut difficilement attendre du peuple qu’il apprécie à leur juste valeur des expérimentations exigeant un haut niveau de culture, de même qu’on ne peut exiger des artistes qu’ils se complaisent à des formes d’expression stéréotypées, même si elles rompent par leurs sujets avec les thèmes de l’art « bourgeois ». Au mieux peut-on imaginer, pour atténuer le tragique de cette antinomie, qu’elle ne serait pas une ambivalence interne aux artistes eux-mêmes, clivés entre leurs aspirations esthétiques et leurs convictions politiques, mais une « contradiction objective » entre une élite sociale poussant au vice de la singularité et des artistes innocents attirés par la vertu de la solidarité7. 11 Il n’existe pas d’homologie objective entre modernisme esthétique et sensibilité politique de gauche, comme en témoignait déjà, sous la Restauration, le chiasme entre les romantiques, paradoxalement proches des royalistes, et les classiques, proches des libéraux. Ainsi le futurisme de Marinetti, adossé au refus du passéisme bourgeois, constitue l’un des rares mouvements engagés à droite ; et l’éloge du formalisme par le critique uploads/s3/ art-et-compulsion-critique.pdf
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- Publié le Jui 07, 2022
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