DE LA MÊME AUTEURE Mikado, Léo Scheer, 2011 L’Orchestre vide, Léo Scheer, 2012
DE LA MÊME AUTEURE Mikado, Léo Scheer, 2011 L’Orchestre vide, Léo Scheer, 2012 La Lutte des classes. Pourquoi j’ai démissionné de l’Éducation nationale, Léo Scheer, 2012 Enfants perdus. Enquête à la brigade des mineurs, Plein Jour, 2014 Bellevue, Stock, 2016 Diabolo Latex (nouvelle), Louison éditions, 2017 Gabriële, avec Anne Berest, Stock, 2017 Une dernière sueur (nouvelle pour l’Opéra de Paris), 2018 Rien n’est noir, Stock, 2019, Grand Prix des lectrices ELLE 2019 Dessin de couverture : Aline Zalko Graphisme : Julia Bourdet ISBN : 978-2-234-08987-7 © Éditions Stock, 2021. www.editions.stock.fr à Emilie, Laura, Virginie et Anaïs, qui ont eu dix-huit ans en l’an 2000. Nos cœurs battants. « La fantaisie résiste. » Voyage au bout de la nuit, Louis-Ferdinand Céline « Ne peut avoir été peint que par un fou ! » Edvard Munch, Inscription cachée dans son tableau Le Cri Abel 1 Un Renard jeune encor, Abel est tétanisé, il ne peut que voir tomber au sol les gens, les uns après les autres, irréels pantins mis à mort, hommes, femmes, sans hiérarchie, il cherche le visage d’Éric, et Éric se tourne alors vers lui, avec le même regard aux yeux absentés qu’il a toujours affiché au milieu du visage, comme on décide de se mettre une bonne fois pour toutes une fleur à la boutonnière en guise de signature ou de porter un blazer noir, toujours le même, pour régler toute cette merde d’endosser son identité. Éric vise tranquillement la tête de la femme qui bouge encore au sol, affolée, comme seule l’imminence de la mort affole, et il tire sans méchanceté, au milieu du front de cette femme, pour finir ce qu’il a commencé. La femme meurt, Abel se réveille. Abel se réveille, agité, le corps compressé par la vivacité du cauchemar, cherchant une respiration comme après avoir bu la tasse, redressé dans le noir de sa chambre, il se met à compter à rebours, quatre-vingt-treize, quatre-vingt-douze, quatre-vingt-onze… Faisant défiler les chiffres à toute allure comme ceux d’une horloge détraquée, puis lentement, pour tenter de calmer l’étau familier du rêve. On peut faire le même cauchemar pendant vingt ans, la terreur reste identique, jeune, cette terreur conserve, au fil du temps, la même fraîcheur. Abel continue de compter… cinquante-sept, cinquante-six, cinquante-cinq… quand il entend du bruit. Abel entend du bruit : des grattements contre le bois, des grelots de bracelets qui s’entrechoquent, un son sourd, chute ruisselante d’objets, des pas chancelants. C’est quoi ce bordel ? Abel Bac, yeux comme des lunes dans la pénombre, écoute attentif le remue- ménage indiscret derrière sa porte d’entrée. Ça a l’air de bricoler dans la serrure, il se lève. Enfile un jean. Il gagne le salon, cinq pas, l’entrée, trois pas, ouvre la porte, d’un large geste brutal et colérique, une fille lui tombe dessus. La fille lui tombe dessus. Blonde aux mèches emmêlées, trop de bijoux, yeux liquoreux, odeur de gin, il reconnaît la voisine du dessus. Celle qui est venue il y a quelques jours lui farcir la tête pour des histoires vaporeuses de tri collectif. « Je fais le tri », lui avait-il répété d’un ton calme, sans parvenir à faire cesser son caquetage nerveux. Alors il s’était tu le temps qu’elle termine. Bien qu’elle eût semblé le vouloir, il ne l’avait pas invitée à entrer dans son deux- pièces pour approfondir la conversation sur la nécessité du tri collectif. Il l’avait congédiée. Là, la fille est cuite, il regarde sa montre, 2 h 27 du matin. Il la rattrape quand elle bascule vers l’arrière. Elle ne tient pas droit, à peine debout. Elle marmonne que sa clef ne marche pas. « Clef… Marche pas, clef… » Il la toise de toute la hauteur de son corps glacé. Il la redresse à nouveau et l’appuie contre le chambranle, comme il le ferait d’un meuble bancal en attente de réparation ; Abel ramasse le bazar agaçant échappé du sac à main, éparpillé à présent sur le pas de sa porte, et le fourre prestement dans ledit sac, ouvert et trempé. « Votre sac est plein d’eau, dit-il. – Clef marche pas, ahane-t-elle encore, plus fort. – J’ai compris. Vous n’êtes pas au bon étage. » Il passe un bras sous son aisselle et la saisit fermement par l’épaule. « On monte, madame. – Madame ?! Madame ?! bafouille-t-elle, prise d’une hilarité alcoolique. Je suis une madame ! » Elle n’en peut plus de rire. Elle se pisse littéralement dessus, ce qui redouble le comique de la situation, d’après elle. « Je fais pipi ! » Abel se demande sur quel enfer il a trébuché. Ils entreprennent l’ascension des seize marches qui mènent au dernier étage de l’immeuble, où se trouve une enfilade de chambres de bonnes, cellulettes de poupées. « C’est lequel, votre studio ? » Elle ne répond pas. Trois portes. Il mise sur celle du fond, où est suspendue une gentille guirlande de fleurs japonaises en papier kraft. « Faut que je vomisse », prévient-elle. « Ce n’est pas mon problème », souffle-t-il. Abel cherche le trousseau de clefs qui grattait dans sa porte. Putain. Il n’est plus là. De plus en plus agacé, il repose son paquet féminin contre le mur. « Je reviens. » Il redescend les seize marches. Scrute le sol, repère le trousseau brillant dans une encoignure du couloir, s’en saisit et remonte en sautant les marches quatre à quatre. « Ça va bien maintenant », grogne-t-il. Il trouve la jeune femme affaissée en position fœtale sur un paillasson floqué Bienvenue ! Comme un enfant, pense-t-il. Un vilain enfant ivre. Troisième porte, guirlande, la clef s’introduit, bingo, il ouvre enfin, une bouffée de jasmin surgit comme une haleine fantomatique. Il agrippe la fille, prend son sac et décharge le tout sur le lit resté défait. Trop de jasmin dans dix-sept mètres carrés. Abel étouffe. Il regarde son dépôt. Il se demande s’il devrait faire quelque chose pour son pantalon qu’elle a trempé. Il pèse les options. Mais l’idée fugace de devoir s’approcher des zones intimes de cette femme le retient de toute initiative. Il lui tourne la tête sur le côté. Éviter qu’elle se vomisse dans la bouche. C’est conforme. Ciao. 2 h 38, il va chercher un seau chez lui, l’emplit de trois pastilles de Javel, deux bouchons de vinaigre blanc, eau tiède, agrippe le balai- serpillière. Il s’attelle à lessiver les marches de l’immeuble pleines de pisse. Dans sa tête il compte ses nombres à l’envers. Pour se détendre. 2 h 53. Abel recouché, allongé dans son lit, drap blanc tiré, yeux grands ouverts. Il le sait, il ne pourra plus se rendormir. Il passe un tee-shirt, un pull. Propres. Pas ceux de la veille. Quelle veille déjà ? Il mélange ses insomnies car les cauchemars l’empêchent de découper la ligne du temps avec netteté. Il sort dans la nuit nivéenne des boulevards de Paris. Il s’en va se promener. Comme à son habitude. Abel Bac part se promener, il a l’impression d’avoir des poux, des poux sur la tête. Une colonie de vermine pour le rappeler à son corps, pour ne lui laisser aucune paix. Une démangeaison subreptice mais urgente. Il gratte, un peu ; le geste ouvre les vannes du besoin de gratter tout, de labourer de ses ongles trop courts le cuir chevelu à vif. Alors il griffe franchement, s’égratignant, créant sans retenue des sillons rougis sous les cheveux, invisibles. Cette jouissance de gratter, comme on se réjouit des douleurs calmantes, le mal pour l’oubli. Peut-être sont-ce des poux réels, existants sur son chef ? Des poux chopés lors des rapprochements corporels inévitables, risques de son métier. Ou bien sont-ils littéralement dans sa tête ? Factices. Des poux émotionnels. Abel Bac s’arrête à la pharmacie de la place Clichy ouverte toute la nuit, croix néon verte, chant de sirène des zonards du dix-huitième arrondissement, il ne fait pas la queue, le pharmacien l’a reconnu. Il est un bon client. « Je voudrais une lotion anti-poux. – C’est la troisième ce mois-ci, ça va finir par vous attaquer la peau du crâne. – Et du Doliprane. – Oui, comme d’habitude. – C’est pour les fleurs. Pas pour moi. – Je sais. » La file de trognes ébréchées en quête de Subutex ou de n’importe quel antidouleur le regarde par en dessous, appréciant moyennement qu’il fasse l’économie de la queue. Mais personne ne pipe. Abel fait peur. Ce n’est pas son visage, mais ce qui ne se voit pas. Ce n’est pas cette paire d’yeux lavables en haute mer, ce n’est pas son menton resté juvénile qui envoie la bouche frapper son trop- plein à l’avenant, ni les pommettes frottées au rasoir d’eau amère, qui font peur. Non, c’est une tension infinitésimale de ses muscles, qui palpite comme une alerte. Il range la lotion et le Doliprane dans son sac à dos, il se réajuste, se sent vaguement coupable d’avoir cédé à une pulsion, époussette d’un geste sa culpabilité et ressort. Il s’en retourne se promener. Il commence la uploads/s3/ artifices-claire-berest.pdf
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- Publié le Fev 16, 2022
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