CHAPITRE 3. Critiques et réseaux : la prise en charge de la critique militante

CHAPITRE 3. Critiques et réseaux : la prise en charge de la critique militante p. 138-173 TEXTE NOTES DE FINILLUSTRATIONS TEXTE INTÉGRAL • 1 Antonio Giménez Pericás à Vicente Aguilera Cerni, lettre, 14 janvier 1960 (Archives personnelles d’ (...) « Si la critique d’art existe réellement, alors j’appartiens à sa version la plus engagée et la plus partisane1. » Antonio Giménez Pericás • 2 Blasco Carrascosa, Vicente Aguilera Cerni, p. 111 : « Yo no veo la diferencia entre la potencialida (...) « Je ne vois pas de différence entre le potentiel créatif de la critique et celui des autres genres littéraires2. » Vicente Aguilera Cerni 1À partir de 1957, avec la fin de l’autarcie, les échanges et les collaborations avec des collègues étrangers au sein de réseaux professionnels se multiplièrent. Les passeports étant attribués de façon plus souple et les frontières s’ouvrant plus largement, les artistes et les critiques d’art espagnols en profitèrent. Ils commencèrent à voyager, mus par la curiosité culturelle, les ambitions idéologiques et le désir de se lier avec l’avant-garde internationale. • 3 Michel Ragon, « De la critique considérée comme création », dans Pierre Restany, Les Nouveaux Réali (...) • 4 Mónica Núñez Laiseca, XXV años de paz. Ventennale della resistenza. Rentabilidad y descrédito de la (...) 2Les critiques d’art espagnols se rendirent dans divers pays européens ainsi que sur le continent américain ; ils établirent assez vite des échanges fertiles avec leurs collègues étrangers, intégrant ainsi la communauté internationale de la critique d’art (ill. 50). Leurs points de vue s’élargirent donc, assimilant peu à peu les pratiques artistiques, les théories et les méthodes venues de l’étranger. Ces liens étaient vitaux pour le renouvellement de leurs outils théoriques et leur conception de l’activité critique comme activité militante. En réalité, ce modèle critique particulier, appelé critique militante, se répandit dans toute l’Europe au cours des années 1960. En France, Pierre Restany en était l’un des meilleurs exemples3. En Italie, Giulio Carlo Argan, qui défendait un rôle actif pour le critique d’art dans les sphères sociales, politiques et artistiques, fut l’un de ses principaux représentants. En Espagne, les critiques Vicente Aguilera Cerni, Antonio Giménez Pericás, Tomàs Llorens, Valeriano Bozal et Simón Marchán, qui étaient tous en contact avec leurs collègues cités ci-dessus, décidèrent d’assumer un rôle partisan et de « guider » l’avant- garde en participant à des groupes artistiques en tant que théoriciens et idéologues. Dans ce sens, « militant » était surtout compris comme une prise de position en faveur de mouvements artistiques nouveaux avec un engagement fort à côté des artistes. Mais il existait beaucoup de variantes au sein même de ce modèle critique, ce qui a permis de rassembler des intellectuels aux idéologies éloignées (de la gauche à la droite). L’éventail allait du marxisme au socialisme et/ou à l’anarchisme, ou même à des positionnements bien moins politisés4. Ill. 50 Vicente Aguilera Cerni (avec le peintre Salvador Soria) dans un aéroport, années 1950 Agrandir Original (jpeg, 179k) Source/crédits : Archives des héritiers de Vicente Aguilera Cerni / Courtesy Lydia Frasquet Bellver 3En Espagne, la prise de position active dans les tendances artistiques d’avant-garde était associée à un engagement de gauche et antifranquiste, où le terme « militant » prenait tout son sens. Les Espagnols considéraient la critique comme une activité créatrice à part entière, particulièrement impliquée dans le champ socio-politique. En soutenant les tendances artistiques, en les théorisant, en se joignant à elles, et parfois même en les pilotant, les critiques espagnols purent participer à la création et au développement de mouvements d’avant-garde artistique, ce qui permit à ces derniers de renforcer leur position idéologique. Enfin, ils devinrent ouvertement antifranquistes et diffusèrent cette idéologie hors des frontières du pays. Grâce à leurs contacts à l’étranger, ils acquirent une position privilégiée à partir de laquelle ils ne se contentèrent pas de se raccorder aux nouveaux discours esthétiques et aux mouvements d’avant-garde, mais firent de leurs publications à l’étranger des plates-formes pour dénoncer le caractère répressif de la dictature auprès de la communauté internationale. Ainsi, pour eux, en tant qu’intellectuels engagés contre la dictature, le soutien à l’avant- garde allait main dans la main avec l’activisme culturel et politique. Réseaux critiques • 5 Restany gagna le Prix de la critique d’art en 1960 ; voir le dossier « Italie 1958-1976, Biennale d (...) • 6 Aguilera était bien conscient de l’importance de ce prix pour sa carrière. Il déclara plus tard : « (...) 4En 1958, lors de la XXIXe Biennale de Venise où l’art espagnol fut mondialement salué, un critique d’art valencien relativement inconnu, Vicente Aguilera Cerni, remporta le Prix international de la critique d’art. Non seulement cette récompense prestigieuse – qu’avait également reçue Pierre Restany, parmi d’autres critiques d’art émergents – accrut la réputation du jeune Espagnol5, mais elle lui permit aussi d’exposer ses pensées à un plus large public, celui de la scène internationale6. Dès lors, il eut accès à divers réseaux intellectuels et artistiques européens, et devint l’un des critiques d’art espagnols les plus internationaux (voire le plus international) du franquisme tardif. 5Mais Aguilera Cerni n’était pas le seul protagoniste dans cette intensification des échanges intellectuels internationaux dans le champ de l’art. À partir de 1959, José María Moreno Galván, Alexandre Cirici et Giménez Pericás, ainsi que plus tard Tomàs Llorens, Valeriano Bozal et Simón Marchán, se tournèrent eux aussi de plus en plus vers l’étranger. Ils voyagèrent en France, en Italie, en Allemagne, au Royaume-Uni, en Finlande, en Israël et aux Amériques, afin d’entrer en contact avec le monde de l’art et de briser l’isolement qu’ils avaient subi pendant la période autarcique. Ils nouèrent des relations avec divers intellectuels européens ou américains (historiens et critiques d’art, écrivains ou philosophes), tels les Italiens Lionello Venturi, Giulio Carlo Argan, Umbro Apollonio, Mario de Micheli, Bruno Zevi et Gillo Dorfles, les Français Pierre Restany et Pierre Francastel, le Britannique Herbert Read, le philosophe allemand Max Bense, les Argentins Jorge Romero Brest et Jorge Glusberg, ainsi que l’Hispano-Mexicain Adolfo Sánchez Vázquez. • 7 D’autres destinations (comme l’Allemagne, le Royaume-Uni ou les États-Unis) étaient moins courantes (...) 6La France et l’Italie, et tout particulièrement Rome, Venise et Paris, étaient les premiers choix de destination des Espagnols7. La proximité géographique, une barrière linguistique moindre, les liens avec les écrivains et les artistes exilés, notamment, les poussaient à s’y rendre. • 8 L’expression de Moreno Galván désigne un groupe d’artistes espagnols, travaillant à Paris à partir (...) 7La France était un objet de fascination, et il devint pratiquement obligatoire, pour les membres de l’avant-garde espagnole, de visiter Paris. L’Espagne et la France étaient historiquement liées : si au XVIIIe siècle la famille royale des Bourbons avait introduit le goût français à la cour espagnole, la capitale française avait été au XIXe siècle la destination principale des artistes, des critiques, des écrivains et des intellectuels qui désiraient entrer en contact avec l’art moderne. Lorsque l’Espagne franquiste commença enfin à s’ouvrir, quelques modestes bourses proposées par l’Institut français et le Syndicat étudiant franquiste (SEU) offrirent une aide financière pour visiter Paris. Les critiques d’art Vicente Aguilera Cerni, Alexandre Cirici et Julián Gállego ainsi que les artistes Eusebio Sempere et Pablo Palazuelo profitèrent de ce soutien. Mais de nombreux Espagnols, tels Agustín Ibarrola et Ángel Duarte (futurs membres d’Equipo 57), n’hésitèrent pas à tout simplement acheter un billet de train pour la France sans aucune aide financière. Les artistes et critiques étaient extrêmement motivés, car à Paris ils pouvaient découvrir les nouvelles tendances artistiques, visiter les artistes, les musées et les galeries, et se renseigner sur les mouvements d’avant-guerre, très peu connus en Espagne. La Segunda Escuela Española de París (Deuxième École espagnole de Paris), comme la baptisa Moreno Galván en 1960, était déjà bien établie dans les années 1950 ; elle constituait une référence importante pour les nouveaux venus tout autant que pour le célèbre Pablo Picasso8. Mais des critiques, historiens et marchands d’art, tels Pierre Francastel, Jean Cassou, Jacques Lassaigne, Pierre Restany, Jean- Raoul Moulin, Francisco Fernández Santos et Denise René, faisaient également partie du paysage. • 9 Cité par Javier Angulo Barturen, Ibarrola, ¿Un pintor maldito? (Arte vasco de postguerra, 1950-1977 (...) • 10 Divers intellectuels exilés de la « nouvelle gauche », issus plus particulièrement, dans le cas pré (...) • 11 Jean-Paul Sartre et deux futurs prix Nobel – le Guatémaltèque Miguel Ángel Asturias et le Chilien P (...) 8Ces acteurs ouvrirent l’accès à des réseaux qui aidèrent les Espagnols à s’approprier et à négocier leur rapport avec les avant-gardes historiques et les tendances artistiques émergentes. De plus, les liens que nouèrent les critiques d’art et les artistes avec les cercles de dissidents en exil concoururent, comme l’expliqua Agustín Ibarrola, à développer « une prise de conscience pour le retour en Espagne, afin d’y combattre professionnellement et démocratiquement en tant qu’antifascistes9 ». Après tout, la France était la destination européenne de l’exil républicain espagnol, son Parti communiste était puissant et sa capitale était un symbole dans l’imagerie d’avant-garde depuis le XIXe siècle. Les critiques espagnols établirent uploads/s3/ critiques-et-reseaux-06 1 .pdf

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