MARIELLE MACÉ Façons de lire, manières d'être ; 1 :i ' '{!!fessais GALLIMARD 1

MARIELLE MACÉ Façons de lire, manières d'être ; 1 :i ' '{!!fessais GALLIMARD 1 DU MÊME AUTEUR Aux Éditions Ga! lim ard FAÇONS DE LIRE, MANIÈRES D'ÊTRE, co!L NRF essais, 2011. STYLES : CRITIQUE DE NOS FORMES DE VIE, coll. NRF essais, 2016. Chez d'autres éditeurs LE GENRE LITTÉRAIRE, Flammarion, coll. GF Corpus, 2004. LE TEMPS DE L'ESSAI. Histoire d'un genre en France au xx"siècle, Belin, coll. L'Extrême Contemporain, 2006. !!!fessais ' ,;,· i I Marielle Mace Fac;ons de lire, rnanieres d'e 砑 Galli ma rd BM0763011 Macé, Marielle (1973-) Littérature Philosophie et théorie: valeur, influences, effet; écriture de la fiction; Philosophie : individu; existence; esthétisation. © Éditions Gallimard, 2011. La lecture, dans la vie « J'allais rejoindre la vie, la folie dans les livres. [ ... ] La jeune fille s'éprenait de l'explorateur qui lui avait sauvé la vie, tout finissait par un mariage. De ces magazines et de ces livres j'ai tiré ma fantasmagorie la plus intime ... » 1 Lorsque le jeune Sartre lève ainsi une épée imaginaire et se rêve en héros après avoir lu les aventures de Pardaillan, il ne fait rien de plus aliénant, ni de très différent de ce que nous faisons tous quand nous lisons, et que nous nous trouvons puissamment attirés vers des possibilités d'être et des promesses d'existence. Et si Marcel, le héros de Proust, se tourne en permanence vers des livres, s'il s'emploie lui aussi à les faire rayonner dans sa vie, et s'il engage dans ses lectures tout son effort existentiel, ce n'est pas non plus parce qu'il serait d'une autre nature - ce n'est pas seule- ment pour devenir écrivain et s'y séparer des formes de l'existence commune. Non, pour eux comme pour nous, c'est dans la vie ordinaire que les œuvres d'art se tiennent, qu'elles déposent leurs traces et exercent durablement leur force. Il n'y a pas d'un côté la littérature et de l'autre la vie, dans un face-à-face brutal et sans échanges qui rendrait incompréhensible la croyance aux livres - un face-à-face !nr, d qui ferait par exemple des désirs romanesques de Sartre ( ou de la façon dont Emma Bovary se laisse emporter par des modèles) une simple confusion entre la réalité et la fiction, un renoncement à l'action, une humiliation du réel, et par conséquent un affaiblissement de la capacité à vivre. Il y a plutôt, à l'intérieur de la vie elle-même, des formes, des élans, des images et des manières d'être qui circulent entre les sujets et les œuvres, qui les exposent, les animent, les affectent. La lecture n'est pas une activité séparée, qui serait uniquement en concurrence avec la vie; c'est l'une de ces conduites par lesquelles, quotidienne- ment, nous donnons une fonne, une saveur et même un style à notre existence. Donner un style à son existence, qu'est-ce à dire? Ce n'est pas le monopole des artistes, des esthètes ou des vies héroïques, mais le propre de l'humain : non parce qu'il faudrait recouvrir ses comportements d'un vernis d'élé- gance, mais parce que l'on engage en toute pratique les formes mêmes de la vie. L'expérience ordinaire et extraor- dinaire de la littérature prend ainsi sa place dans l'aventure des individus, où chacun peut se réapproprier son rapport à soi-même, à son langage, à ses possibles : car les styles lit- téraires se proposent dans la lecture comme de véritables formes de vie, engageant des conduites, des démarches, des puissances de façonnement et des valeurs existentielles. « DANS LE STYLE DES HIRONDELLES » Ouvrant un recueil de poèmes de Francis Ponge, je lis par exemple ce titre : « Dans le style des hirondelles »:!, et me voici captée par une forme extérieure, invitée à en Z.1/(' suivre le mouvement et à essayer en moi-même ce style, cette forme particulière du vivre. Chaque hirondelle inlassablement se précipite - infaillible- ment elle s'exerce - à la signature, selon son espèce, des cieux. Plume acérée, trempée dans l'encre bleue noire, tu tëcris si vite! Si trace n'en demeure ... Sinon, dans la mémoire, le souvenir d'un élan fougueux, d'un poème bizarre, Avec retournements en virevoltes aiguës, épingles à cheveux, glissades rapides sur l'aile, accélérations, reprises, nage de requin ... Ce n'est pas là une destinée désirable, ni un programme de vie; c'est la simple forme d'un vol: « Chaque hiron- delle inlassablement se précipite - infailliblement elle s'exerce - à la signature, selon son espèce, des cieux». Cette attaque du poème met à portée de lecture la loi de l'oiseau. L'hirondelle s'exerce à sa signature - je recon- nais cela : les signes vigoureux, les virgules bleu-noir qu'elle trace en volant. Et cette signature n'est pas un chiffre mys- térieux, posé devant moi à la manière immobile d'une énigme, mais l'allure dynamique de l'oiseau, sa façon de s'élancer, la modalité propre de son être, le style de ce mouvement singulier que les phrases du poème pour- suivent, éclairent, qualifient, et qui emporte ainsi énergi- quement ma compréhension et mon désir. Je sens bien ce que signifierait, ce que voudrait dire « être hirondelle » : une certaine rapidité, une certaine stridence, la violence d'une volonté et l'accentuation d'un cri ... Soyons donc un peu plus humains à leur égard; un peu plus attentifs, considératifs, sérieux. Leur distance à nous, leur différence, ne viendrait-elle pas, précisément, du fait que ce qu'elles ont de proche de nous est de d'rtic terriblement violenté, contraint par leur autre proximité - celle à des signes abstraits : flammes ou flèches? Ces hirondelles « partent de nous et ne partent pas de nous», elles sont« comme» nous et elles sont tout autres; elles ont quelque chose de proche de nous, et c'est ce quelque chose, ce comparable, qui en elles est violenté, trituré, éloigné. Par cet éloignement elles font dans le ciel « ce que ne sachant faire, nous ne pouvons que souhaiter; dont nous ne pouvons avoir qu'idée »; mais dont nous pouvons justement avoir « l'idée ». « Concevez cela! », poursuit Ponge, qui nous conduit ainsi à comprendre les intensités de ces élancements, à en saisir la signification. Mais aussi à en éprouver la possibilité sensible, et même à en simuler intérieurement l'allure : « S'il nous fallait faire ce qu'elles font! » ... Lire suppose en effet d'essayer quelque chose de cette vitesse, de se sentir comparable à elle et, en en reprenant les mots, d'y entendre quelque chose de sa propre situation. Si la lecture nous fait suivre les hiron- delles, ce n'est pas que nous nous y découvririons la faculté de voler, mais parce qu'elle agrippe à l'intérieur de nous quelque chose de cette capacité-là, de sa tonalité, de son élan et des mots pour le dire. Voire, qu'elle la crée: la forme du vol, dans la suite du texte, relance et recharge cet élan qui m'appelle, m'étonne, m'entraîne et me déplace; j'ai plaisir à y répondre, à m'y réinventer, ce style est comme une variation attirante sur mon propre style. Saisie et surprise par cette présence expressive comme par la viva- cité d'un geste, suspendue à cette forme extérieure, j'en esquisse en moi-même la possibilité, ou je la conteste. Si ce poème m'emporte, c'est peut-être aussi qu'il s'as- socie, dans mon expérience propre, à l'image d'une autre « signature », d'un autre geste depuis longtemps exécuté lecture, dans la ·oie dans ma famille: la marque que l'artisan boulanger trace sur le pain, griffant la pâte avant de l'enfourner, la signant « à sa manière », ordinaire et inimitable. Lorsque le pain cuit, ces marques, semblables aux traces d'une plume et aux flammèches des hirondelles, s'accentuent pour for- mer les reliefs de la croùte, et le font d'une façon to1tjours un peu particulière - c'est d'ailleurs la meilleure partie du pain, comme Ponge le sait aussi. On appelle cela la « grigne », et c'est, dans la réclusion du fournil, une authentique pratique de style. L'étude m'avait arrachée à sa familiarité, à sa singularité et à sa réserve de forces; mais l'expérience littéraire me l'a étonnamment restituée; s'ani- mant dans une figure analogue, la signature s'est laissée discrètement transmettre. Quelque chose de mon rapport à moi-même et aux autres, de ce qu'il y a de capable et d'incapable dans mon propre corps, dans mon propre lan- gage, s'y est rejoué et ressaisi : ce que la vie sociale avait affaibli, la littérature le relançait, lui redonnait un avenir. Comme si cette autre réclusion qu'est la lecture m'avait rendu ce geste sous la forme d'une puissance générale, me permettant de m'en souvenir, d'en ré-hériter, de le faire rayonner dans toutes sortes de domaines de la vie et de ses fonnes. Voilà sans doute le genre de processus qui anime la vie intérieure d'un lecteur. Chaque forme littéraire ne lui est pas offerte comme une identification reposante, mais comme une idée qui l'agrippe, une puissance qui tire en lui des fils et des possibilités d'être. Il s'y trouve suspendu à des phrases, à ces forces d'attraction qui nourrissent en continu son propre effort de stylisation. uploads/s3/ facons-de-lire-manieres-d-x27-etre-by-mace-marielle.pdf

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