762 Chapitre 47 Quelle place pour les émotions dans la linguistique du XXe sièc

762 Chapitre 47 Quelle place pour les émotions dans la linguistique du XXe siècle ? Remarques et aperçus Catherine KERBRAT-ORECCHIONI GRIC — Université Lumière-Lyon 2 — CNRS Quelle place la linguistique du XXe siècle accorde-t-elle aux émotions ? À cette question je répondrai globalement : une place relativement minime. Minime, car il est certain que le problème de l'expression des émotions ne constitue pas la préoccupation majeure de la plupart des linguistes de ce siècle ; mais relativement, car lorsqu'on y va regarder d'un peu près, on découvre que la masse des faits à cet égard pertinents que l'on peut glaner dans la littérature est en réalité considérable, et qu'il est tout bonnement impossible de prétendre présenter en quelques pages la moisson obtenue. L'inventaire de ces faits sera donc aussi incomplet que superficiel. Pour ce qui est de leur présentation, après avoir hésité entre les principes historique et typologique, j'ai finalement opté pour une solution mixte. 1. APERÇU CHRONOLOGIQUE Je distinguerai pour simplifier trois grandes périodes. 1.1. Les fondations de la linguistique moderne Soit ces deux passages du Language de Sapir1 : (1) Le langage est un moyen de communication purement humain et non instinctif […], par l'intermédiaire d'un système de symboles créé à cet effet. (1921/ trad. fçse 1967 : 12) 1 Dans cette citation comme dans les suivantes, les soulignements ont été introduits par nous. 763 Les émotions dans les interactions En somme, on doit admettre que la formation des idées [ideation] est prépondérante dans le langage et que la volition et l'émotion viennent en second [come in distinctly secundary factors] […] Le désir, le but, l'émotion sont des nuances personnelles qui teintent le monde objectif. Ce sont des états d'âme individuels et ils sont de peu d'intérêt pour l'âme voisine. Tout cela ne veut pas dire que la volition et l'émotion ne puissent s'exprimer ; ces états ne sont, en fait, jamais absents de la parole normale, mais leur expression pure n'est pas du vrai domaine linguistique. Les nuances d'emphase, la composition des phrases, la rapidité et la continuité du débit de la parole, les gestes qui l'accompagnent, tout cela exprime un peu de sentiment et de l'impulsion intérieure, mais comme ces moyens d'expression ne sont, en dernière analyse, que des formes modifiées de manifestations instinctives partagées par l'homme avec les animaux, ils ne peuvent être considérés comme formant partie de la conception culturelle du langage, même s'ils sont inséparables de sa vie.[…] La plupart des mots, comme pratiquement tous les éléments de la conscience, comportent une part affective, assez peu consciente, mais très réelle, et parfois même insidieusement puissante, qui est la résultante du plaisir ou de la douleur. Cette part affective n'est en général pas inhérente au mot lui-même, c'est plutôt une excroissance sentimentale sur le fond du mot ou noyau conceptuel […] Ces associations affectives ne sont d'aucun intérêt, au point de vue de la science linguistique […]. (Ibid. : 42) Ainsi les manifestations émotionnelles ne sont-elles pour Sapir « d'aucun intérêt au point de vue de la science linguistique », car elles sont : — « partagées par l'homme avec les animaux », — d'origine instinctive, donc naturelles et motivées, — et de nature purement individuelle, donc incommunicables, alors que le langage proprement dit a pour caractéristiques d'être exclusivement humain, et fait de “symboles”, c'est-à-dire de signes entièrement conventionnels, partagés par l'ensemble de la communauté parlante. Ce point de vue est très largement partagé à l'époque. Je mentionnerai toutefois deux exceptions notables, en relation avec les deux grands courants fondateurs de la linguistique moderne : 1.1.1. Le structuralisme saussurien : Charles Bally À tout seigneur, tout honneur : nul n'est allé plus loin que Bally dans l'importance accordée au « langage expressif, véhicule de la pensée affective » — Bally dont la position à cet égard est tout à la fois têtue, courageuse, et un brin pathétique puisqu'il se voit contraint de se désolidariser sur ce point pour lui fondamental de 764 Les émotions dans la linguistique Saussure, ce « maître incomparable », comme en témoigne cette confidence (dans le Journal de Genève du 10 avril 1957, cité par Caffi & Janney 1994 : 335) : (2) Toutefois ce maître incomparable ne s'est pas attardé spéciale- ment aux questions qui m'ont passionné plus tard, celles notam- ment qui concernent le langage expressif, véhicule de la pensée affective. Dans le Sommaire du Langage et la vie (1ère éd. 1913), Bally expose en forme de syllogisme sa position sur la question : — Le langage naturel est l'expression de la vie, individuelle et sociale ; — or la vie se caractérise par l'importance du rôle qu'y jouent les éléments affectifs ; — donc ces éléments ont aussi une place importante dans le langage, et il revient à la linguistique de s'y intéresser, puisque l'objectif de la linguistique, c'est de « révéler la véritable nature du langage », dont le but « n'est pas de construire des syllogismes, d'arrondir des périodes, de se plier aux lois de l'alexandrin. Il est simplement au service de la vie, dans toutes ses manifestations », y compris affectives : (3) Le but de ce travail est de montrer que le langage naturel reçoit de la vie individuelle et sociale, dont il est l'expression, les caractères fondamentaux de son fonctionnement et de son évolution. Tous les phénomènes de la vie étant caractérisés par la présence constante, souvent par la présence dominante des éléments affectifs et volontaires de notre nature, l'intelligence n'y joue que le rôle, d'ailleurs fort important, de moyen ; il s'ensuit que ces caractères, en se reflétant dans le langage naturel, l'empêcheront toujours d'être une construction purement intellectuelle. L'exposé de ces principes vise aussi à placer dans son cadre psychologique l'ordre de recherches auquel j'ai donné le nom de stylistique, et j'ai essayé de faire ressortir l'importance qu'il y aurait pour la linguistique à étudier le langage en tant qu'expression des sentiments et instrument d'action. La partie de la linguistique qui a pour vocation de décrire les éléments expressifs de la langue en relation avec les éléments intellectuels, c'est donc la stylistique, qui reçoit ainsi une redé- finition radicale : ce n'est plus l'étude du discours littéraire (stylistique des “genres” et des “figures”), mais celle des « procédés et des signes par lesquels la langue produit de l'émotion. » Deux remarques à ce sujet : — La stylistique est bel et bien dans cette perspective une partie de la linguistique, dans la mesure où les signes et procédés en 765 Les émotions dans les interactions question sont codés en langue, Bally soulevant à ce sujet le problème majeur de savoir si les valeurs émotionnelles véhiculées par les énoncés procèdent de leurs caractéristiques internes, ou découlent de facteurs plus externes relevant de leur énonciation, à savoir la situation, et l'accompagnement prosodique et mimo- gestuel : (4) Mais cette émotion, d'où est-elle née ? Des mots ou des tours que la langue a fournis ? Ou bien de la manière plus ou moins personnelle dont les phrases ont été prononcées, de gestes significatifs, d'une mimique expressive, de mots employés dans des acceptions inédites, en un mot : du langage propre au parleur ? Ou bien, enfin, de la réalité pure et simple dont la parole est la traduction matérielle, des circonstances dans lesquelles elle a été prononcée, de la situation ? (1935 : 75), l'idée de Bally étant que les valeurs émotionnelles procèdent de ces trois niveaux, mais auxquels il convient d'accorder une importance variable selon les cas : plus une forme est marquée affectivement en langue, moins elle aura besoin pour s'actualiser des deux autres facteurs, et inversement. N'empêche qu'il existe bien pour lui un “trésor expressif” (le mot “trésor” étant comme on sait celui qu'utilise Saussure pour désigner la langue). — Tout comme Sapir, Bally reconnaît aux signes linguistiques les plus “purs” les deux propriétés d'arbitrarité et de linéarité. Or l'expressivité n'a de cesse de lutter contre ces deux propriétés. Cette stylistique dont Bally jette les bases, c'est donc en quelque sorte, paradoxalement, l'étude de “la non-langue dans la langue” — et l'on assiste ainsi sous sa plume à une sorte de lutte épique entre les pulsions expressives qui tentent de forcer les barrières de langue, et la langue elle-même qui s'emploie sans cesse à “réduire” et refouler l'expressivité : plus un signe est chargé d'affectivité, et moins il est véritablement linguistique ; plus il devient linguistique, et plus il perd en affectivité : (5) [Dès lors que la langue s'en empare], le signe expressif, porté de bouche en bouche par son expressivité même, finit par se déco- lorer et se ratatiner ; il perd peu à peu de son énergie […]. La perte de l'expressivité rend le signe arbitraire et le réduit à la notation d'un concept pur et simple. (Ibid. : 43) Quand la langue arrive à ses fins, le signe linguistique devient purement conventionnel, ou comme dit Saussure, arbitraire. (Ibid. : 80) 766 Les émotions dans la linguistique 1.1.2. Le fonctionnalisme pragois À propos de la uploads/s3/ kerbrat-orecchioni-c-quelle-place-pour-les-e-motions-dans-la-linguistique 1 .pdf

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