Methodos 4 (2004), Penser le corps Penser le corps L’imagerie du corps interne.

Methodos 4 (2004), Penser le corps Penser le corps L’imagerie du corps interne. Jenny SLATMAN RÉSUMÉ Les technologies contemporaines de l’image, telles que les ultrasons, l’endoscopie, et autres IRM et scanners, transforment l’image de notre corps. Dans cet article, cette transformation est particulièrement mise en lumière à partir d’une œuvre de Mona Hatoum intitulée “ Corps étranger ”. Cette œuvre d’art consiste en une projection vidéo d’images endoscopiques de l’intérieur du corps de l’artiste. On dit souvent qu’il est impossible de s’identifier soi-même à partir de ce type d’images dans la mesure où elles sont difficilement reconnaissables comme des parties de son corps propre. Ou encore qu’elles n’appartiennent pas à l’image narcissique du corps. A l’aide d’une analyse phénoménologique et psychanalytique, l’auteur s’attache ici au contraire à montrer que de telles images fournissent une image affective de notre corps propre et qu’à travers elles il devient possible d’affronter l’étrangeté de celui-ci. ABSTRACT Contemporary imaging technologies, such as ultrasound, endoscopy, MRI, PET or CT scan, transform our ìbody imageî. In this article, this transformation is articulated by means of an analysis of an artwork by Mona Hatoum, entitled Corps Ètranger. This work of art consists of a video projection of endoscopic images of the artistís interior body. It is often claimed that one cannot identify oneself with this kind of images since they are hardly recognizable as parts of oneís own body. As such they do not belong to the narcissistic image of the body. By means of a phenomenological and psychoanalytic analysis, it is here argued, however, that these images provide an affective image of oneís own body in which one can face the strangeness of oneís own body. INDEX Keywords : identité corporelle, image affective, image du corps, image narcissique, phénomenologie, psychanalyse, reconnaissance/méconnaissance Mots clés : psychoanalysis PLAN LE CORPS AUJOURD’HUI. LE BODY ART CONTEMPORAIN. CORPS PROPRE : L’IMAGE NARCISSIQUE. CORPS ÉTRANGER : L’IMAGE AFFECTIVE. TEXTE INTÉGRAL LE CORPS AUJOURD’HUI. Notre époque témoigne d’un intérêt théorique croissant pour la notion de corps. Ceci n'a rien d'étonnant, puisqu’un certain nombre de technologies récemment développées ont radicalement bouleversé les catégories classiques du corps. Je pense en particulier à ces technologies qui sont déjà profondément ancrées dans notre vie quotidienne, comme par exemple l’usage mondial d’Internet ou les possibilités de la greffe. Grâce à Internet, on peut « habiter » le cyberespace, où l’on n’a plus besoin d’un corps. La communication et l’imagination se sont libérées de la présence corporelle. Internet met sérieusement en péril l’idée du corps comme site de notre existence, de notre expérience et de notre identité. Une telle possibilité technologique implique des reformulations du corps autant dans les réflexions théoriques que dans l’art. David Le Breton, anthropologue et sociologue, affirme ainsi que le corps ne constitue plus un ego, mais un alter ego, qu’il est devenu « la prothèse d’un Moi » (Le Breton, 1999, 24), et l’artiste australien Stelarc déclare que le corps est « obsolète 1 ». De la même manière, la possibilité de greffer des organes nous invite à penser le corps autrement, à formuler d’autres concepts et critères. La greffe des organes, généralement considérés comme strictement personnels (comme par exemple le cœur, mais également les mains, aux empreintes digitales exclusivement individuelles), met en question la différence entre corps propre et corps étranger 2. Le philosophe Jean-Luc Nancy, qui a lui-même subi une greffe du cœur, estime que le fait d’avoir reçu un organe d’un autre l’a incité à concevoir le corps propre comme ce qui est capable d’ « accueillir » un intrus à la fois menaçant et bienfaisant (Nancy, 2000). Selon lui, cet intrus – dont la greffe est un cas exemplaire, mais qui se manifeste également dans d’autres phénomènes comme la consommation de médicaments – reste toujours une altérité radicale, mais forme néanmoins la condition du soi-même. En bref, les technologies contemporaines demandent de repenser le corps. Les reformulations du corps se limitent le plus souvent aux conséquences des technologies qui affectent directement la matière du corps et son fonctionnement biologique : le transsexualisme, les marques corporelles, le bodybuilding, la médicalisation, le clonage, la fécondation in vitro (FIV) 3. Dans cet article, je projette d’exposer un autre aspect du corps contemporain. En me concentrant sur de nouvelles techniques de l’imagerie du corps, j’aimerais repenser ici « l’image du corps ». Le contrôle du corps par les technologies inclut plus que la manipulation de la matière ; il inclut également une capture des parties inconnues et invisibles du corps. Le regard médical pénétrant désormais sous la peau, l’image du corps s’est radicalement transformée. Depuis l’invention des rayons-X par Wilhelm Conrad Röntgen en 1895, l’intérieur du corps du vivant peut être exposé sans que l'on ait à l’inciser. Et, dès les années soixante, les possibilités d’imaginer l’intérieur du corps se sont développées de façon explosive. Grâce à l’échographie, à l’endoscopie, au TDM scan (Tomodensitométrie ou scanner X), au TEP scan (Tomographie à émission de positron) et à l’IRM scan (Imagerie par résonance magnétique), on vit dans le mythe du « corps transparent 4. » Le regard clinique vigilant, qui selon Foucault s’est développé à la fin de XVIIIe siècle en remplaçant l’analyse par le « décryptement » (Foucault, 1963, 60), trouve son accomplissement ultime à notre époque dans l’objectivation et la visualisation de ce qui appartient à l’expérience subjective et invisible. Pour cette raison, les techniques de l’imagerie du corps se trouvent au même plan que celles qui concernent la manipulation de sa matière : elles changent véritablement l’expérience du corps propre. Dans ce qui suit, j’aimerais aborder la question des nouvelles images du corps à notre époque, et cela en prenant en considération les deux sens de l'expression « image du corps ». D’un côté, elle signifie la représentation du corps ou des parties du corps, soit dans l’usage médical, soit dans la perspective artistique et esthétique. Mais de l’autre, elle a un sens plutôt psychologique : l’image du corps, ou l’image corporelle (en anglais body image), implique une sorte d’image à la fois mentale et sensible qu’on a de son corps en tant que corps propre et LE BODY ART CONTEMPORAIN. unifié. D’après ce dernier sens, l’image du corps exprime l’identité corporelle. Si ces deux significations sont bien différentes, elles ne s’excluent pas pour autant. L’image du corps comme identité du « moi » (Ich) se constitue à travers des images et des « idéaux », comme l’a montré clairement la psychanalyse. Initialement, au stade du premier narcissisme, le « moi » prend pour modèle sa propre image spéculaire, et à un stade ultérieur, il se reflète dans les images des autres. La constitution de l’identité (corporelle) n’étant jamais chose faite, il peut y avoir plusieurs images idéales du corps pour l’adulte. Mon hypothèse est que les nouvelles images du corps interne, offertes par l’imagerie médicale (échographie, endoscopie, IRM, TDM et TEP), affectent l’image du corps en tant qu’identité corporelle vécue. De plus, puisque ces nouvelles images –morcelées et presque méconnaissables– ne sont pas facilement intégrables dans l’image spéculaire de notre corps, il faut dépasser la théorie du narcissisme, qui réduit l’image du corps à une « image visuelle ». À l’opposé de cette conception, je voudrais développer une théorie de « l’image affective ». Bien évidemment, les techniques de l’imagerie ont tout d’abord une signification dans son usage proprement médical, et le changement de l’identité corporelle est surtout ressenti par des malades qui ont subi un tel traitement. Pourtant, puisque je projette d’esquisser une théorie de l’image du corps en général, ne me limitant donc pas à l’expérience du malade, j’aborderai la question de l’imagerie du corps interne en dehors de la situation clinique, dans l’espace public de l’art. L’œuvre d’art basée sur l’imagerie médicale a deux avantages par rapport à son usage clinique : elle la rend accessible à un public plus large et elle peut également réfléchir sur l’usage médical 5. Il s'avère que beaucoup d’artistes contemporains se sont inspirés des technologies médicales. Dès la dernière décennie du XXe siècle, est apparue une nouvelle vague du Body Art. En guise d’exemple, je voudrais discuter ici une œuvre de Mona Hatoum intitulée Corps étranger (1994) – une installation vidéo qui montre des images endoscopiques de l’intérieur du corps de l’artiste elle-même. Mais avant d’explorer, par le biais de la phénoménologie et de la psychanalyse, comment une telle œuvre d’art invite à reformuler l’identité corporelle, je m’arrêterai d’abord très brièvement sur la manifestation du Body Art aujourd’hui. Comme on le sait, le Body Art est un phénomène culturel qui date des années soixante et soixante-dix. Il a surgi à l’époque de la clôture du modernisme. Bien entendu, le corps a toujours figuré dans l’art, qui a toujours offert des représentations du corps ou des parties du corps. Le Body Art est pourtant novateur en ce sens qu’il a mis en question l’idée du corps comme « LE corps » – idée qui a toujours dominé le modernisme de la première moitié du siècle précédent. En soulignant la singularité des corps et uploads/s3/ l-x27-imagerie-du-corps-interne-jenny-slatman.pdf

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