1 La pensée nomade et Les nouvelles mobilités artistiques contemporaines par Fa

1 La pensée nomade et Les nouvelles mobilités artistiques contemporaines par Fabrice Raffin Sociologue, Directeur de recherches de S.E.A. Europe à Paris, spécialiste de l’analyse des pratiques culturelles, artistiques et de la ville. Il mène depuis une quinzaine d’années des travaux sur la reconversion des friches industrielles et marchandes en espaces culturels. Il est auteur de l’ouvrage Friches industrielles – Un monde culturel européen en mutation, Editions l’Harmattan, 2007 et co-auteur de l’ouvrage Les Fabriques : Lieux Imprévus, Edition de l’imprimeur, 2000. http://www.fabrice-raffin.com Le principe de mobilité intervient à différents niveaux du processus artistique. Néanmoins, ce principe concerne rarement l’ensemble du processus de création et de ses composantes. La mobilité peut intervenir avec plus ou moins de force, de sens et en combinaison variable sur au moins cinq niveaux de ce procès : les artistes, leurs œuvres, les publics ou encore les dispositifs de création et de diffusion. Cinq niveaux donc, qui, assemblés de manière chaque fois originale peuvent prendre des formes et des sens des plus similaires aux plus radicalement différents pour définir des mobilités artistiques. Si, dans le monde des arts, la mobilité constitue un principe nécessaire de diffusion voire de création, le nomadisme artistique relève d’une référence à la fois plus large et plus profonde si l’on considère le statut de l’artiste aujourd’hui et les contours du monde de l’art1. Précisément, le nomadisme n’est pas seulement un mode de mobilité physique, « selon la lecture que Deleuze fait de Nietzsche, il est une forme de pensée qui suit une ligne de fuite qui ne se laisse pas prendre dans les mailles des forces institutionnelles. »2 . Cette forme de pensée est constitutive de la figure de l’artiste dès le 19ièmesiècle. Néanmoins, paradoxalement, elle n’implique pas systématiquement la mobilité physique, tout au moins, elle combine rarement les cinq formes de mobilités évoquées. Au 19ièmesiècle, la pensée nomade est avant tout une posture fondée sur une défiance 1 H.S. Becker a montré combien la production artistique était redevable de l’intervention de nombreuses catégories de personnes et ne se limitait pas à la seule activité de l’artiste. Le processus de production artistique inclut aussi bien l’acte de concevoir et de réaliser l’œuvre, que l’ensemble des étapes qui mènent à sa diffusion auprès du public et qui chacune influent sur sa forme finale. Outre l’artiste, l’ensemble des personnes qui prennent part à ces différentes étapes de la production de l’œuvre jusqu’à sa diffusion constituent ce qu’il appelle la chaîne de coopération artistique. Par ailleurs, le réseau d’activités coopératives comprenant tous ceux qui contribuent à l’élaboration de l’œuvre jusqu’à son état final, et qui, pour ce faire, partagent des modes de pensées conventionnels, constituent un monde de l’art. Dans, .- Les mondes de l’art.- Paris : Flammarion, 1992. 2 Angélica Madeira, L’ itinérance des artistes et la constitution du champ des arts à Brasília – (1958 – 2005), Ed. Université de Brasilia. 2 des pouvoirs et mœurs d’une époque, une « machine de guerre »3 qui n’implique pas le déplacement, l’échange ou la confrontation directe. Elle apparaît plus comme un mode d’opposition au « monde bourgeois », à l’académisme, à l’État, qu’un nomadisme physique ou un « mouvement social » au sens strict. Les modifications des mondes de l’art contemporain, l’ensemble des expériences pointées au cours du colloque « Nomadisme, nouveaux médias et nouvelles mobilités artistiques en Europe »4 est au contraire ancré dans la mobilité de manière croissante. Cette évolution exponentielle de la mobilité dans les arts ne se mesure pas tant en distance parcourue que par le fait qu’elle touche toujours plus à l’ensemble des étapes de la création, de la conception à la diffusion, concernant simultanément les 5 critères de la mobilité artistique cités ci-dessus. Pour le dire autrement, la pensée nomade est en acte dans certaines formes de mobilités artistiques contemporaines. D’un simple principe, d’une posture, elle deviendrait un principe de mise en œuvre. C’est du moins ce que nous proposons de reconnaître et de nuancer maintenant. Mobilités exponentielles - Échanges croissants - Fougue communicationnelle Il n’y a rien d’étonnant à voir aujourd’hui des artistes emprunts de mobilité croissante et de fougue communicationnelle dans un contexte de réduction des distances spatiales par les technologies du déplacement, leur « démocratisation » (voitures individuelles, avions, trains à grande vitesse) et de développement des technologies de l’information (outils et réseaux numériques). Dans ce contexte cependant, la pensée artistique nomade et les artistes empruntent d’autres chemins. La notion de pensée nomade se voudrait ici une métaphore pour appréhender des postures artistiques mobiles différentes dans leur agencement et montage, similaires dans leur démarche. Ainsi, la notion de pensée nomade semble rapprocher des arts hétéroclites contemporains, au-delà de mobilités diverses par leurs formes, par leur mise en œuvre, leurs moyens véhiculaires, l’accompagnant aussi. Serait-elle unificatrice de mobilités artistiques par rapport à la mobilité d’autres acteurs sociaux, économiques par exemple. Quels liens précis cependant entre cette pensée nomade et les mobilités artistiques contemporaines ? La pensée artistique nomade va puiser au 19ième siècle dans l’autonomisation d’un « champ » où le monde de l’art se construit sur la figure d’un individu qui affirme son individualisme et son identité créatrice. Plus précisément, cette logique de l’art nomade si l’on suit Deleuze et Guattari dans leur « Traité de nomadologie » pourrait se décliner selon plusieurs caractères. Hydraulique, tourbillonnaire, hétérogène, problématique Ce serait d’abord un art qui à l’instar d’une science archimédienne se développe excentriquement, suivant un modèle « hydraulique », par opposition à un ancrage 3 Gilles Deleuze et Félix Guatarri, « Traité de nomadologie : la machine de guerre », dans Mille Plateaux, pp434-527, Les éditions de Minuit, 1980. 4 21 et 22 février 2007 au Théâtre Paris-Villette. 3 solide. Ce serait donc un art fluide. Pour ces arts, le flux est leur consistance même, leur nature. La consistance peut s’entendre comme forme esthétique, mais relève aussi du propos, d’un contenu, dans le sens où le flux permet une forme d’interrogation sur le monde particulière. C’est bien par le mouvement, la mobilité, que l’art nomade tente de produire un autre point de vue, souvent critique sur le monde, une vision mise en forme par et dans le mouvement. L’hétérogénéité caractérise ensuite l’art nomade comme un art qui « s’oppose au stable à l’éternel, à l’identique au constant ». Suivant « un modèle de devenir et d’hétérogénéité »5. Dans la pensée nomade, le point sédentaire n’existe que pour repartir, support, relais du mouvement, relais d’inspiration aussi. En effet, le mouvement physique rejoint ici la métaphore et devient principe de création. En même temps qu’elle est mouvement physique, la pensée nomade est un principe d’inspiration qui se nourrit des découvertes successives des voyages, du mouvement continu, sans arrêt. La métaphore tourbillonnaire vient ensuite caractériser cette pensée nomade comme ses productions. Tourbillonnaire, dispersée non plus rectiligne, ouvertes sur des espaces non-fermés et indéfinis6, les mobilités ne sont donc pas linéaires, pas plus que les formes produites. Sortant de l’art enclos montré dans un lieu unique et défini, l’art nomade se jouerait « dans un espace ouvert où les choses-flux se distribuent au lieu de distribuer un espace fermé pour des choses linéaires et solides (…). Dans un cas on occupe l’espace pour le compter dans l’autre on le compte pour l’occuper ». Enfin, le modèle nomade est un modèle problématique et non plus théorématique. « Tandis que le théorème est de l’ordre des raisons, le problème est affectif, et inséparable des métamorphoses ». La critique dans le mouvement renvoie au pointage de problèmes. Et l’on retrouve la notion de « critique ». L’art nomade découvre au fil du voyage, mais il ne se limite pas à découvrir les réalités. La découverte est problématique, problématisée et l’art nomade la met en forme, formes tourbillonnaires, hétérogènes et fluides, selon un ordre affectif et critique plutôt que raisonnable. Les arts nomades sont ainsi des arts du brouillage qui refusent la clarté rationnelle des espaces lisses à la fonction établie. Hydraulique, fluide, hétérogène et problématique, le mouvement est aussi principe de diffusion de l’art nomade. Et la diffusion, ce moment ou l’art s’arrête pour se montrer, interroge l’espace. Qu’ils arrivent avec un chapiteau, une structure gonflable, un conteneurs, la présence de l’artiste, son projet, redéfinissent l’espace, le requalifie dans l’éphémère ou à plus long terme. Mais les mêmes notions réapparaissent qui, au moment de la monstration aussi, s’opposent à un art circonscrit, lisse et attendu. L’espace lui-même ne semble plus pouvoir être appréhendé par l’artiste comme limité, formaté, cadré. On retrouve dans ce rapport à l’espace, l’idée de Richard Senett lorsqu’il écrit : « Il y a un type de clarté que nous voulons éviter : le paysage urbain « lisible » de Kevin Lynch, des lieux qui ne 5 G. Deleuze, F. Guattari, id. 6 « Le trajet nomade a beau suivre des pistes ou des chemins coutumiers, il n’a pas la fonction du chemin sédentaire qui est de distribuer aux hommes un espace fermé, en assignant à chacun sa part, et en réglant la communication des parts. Le trajet nomade uploads/s3/ la-pensee-nomade.pdf

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