On y voit Rien Nous transportons avec nous le trouble de notre conception. Il n

On y voit Rien Nous transportons avec nous le trouble de notre conception. Il n'est point d'image qui nous choque qu'elle ne nous rappelle les gestes qui nous firent. (...) Nous sommes venus d'une scène où nous n'étions pas. L'homme est celui à qui une image manque. Pascal Quignard « Et si La Joconde était une vulve ?... - Une vulve ? - Pas une vulve à proprement parler, mais le signifié caché du signifiant Joconde… - Tu y vas fort. - Cela expliquerait la fascination des millions de visiteurs qui viennent la voir chaque année. S’ils se doutaient… » Cette proposition la faisait rire. « Ce serait comme L’origine du monde de Léonard ? - Je n’y avais pas pensé, mais pourquoi pas ? - Tout de même… Et tout ça à cause de son sourire et du fleuve qui passe derrière elle dans le paysage du fond ? - Pas derrière : à travers. Mais, oui, d’une certaine manière. » Elle avait beau sourire, elle n’en trouvait pas moins l’idée saugrenue. « La Joconde, cette Vierge sereine, objet de tant que fascination, de tant de dévotion : une vulve ? » Il ne fallait pas pousser. Toi, pourtant, tu n’y pouvais rien, tu avais le sentiment que ce rapprochement bizarre, peut-être incongru, n’était pas si dénué de sens que cela. D’ailleurs, pour ce qui était de la virginité de Mona Lisa, elle pouvait repasser… Qui ne savait que le modèle – Lisa di Noldo Gherardini, devenue del Giocondo en 1495 – lorsque la commande fut passée de la peindre – au printemps 1503 – venait de donner à son mari un deuxième fils ? Francesco, riche commerçant florentin, avait commandé le portrait de sa femme à Léonard au moment où la famille, qui s’était agrandie, allait s’installer dans un nouveau palais. Une façon de remercier son épouse d’avoir bien rempli sa fonction… D’ailleurs, explique Daniel Arasse, « [l]e contexte social de cette commande démythifie un des éléments du tableau qui avait particulièrement enflammé l’imagination des interprètes : le voile noir qui couvre la chevelure de Mona Lisa. Loin de signifier exclusivement le deuil, le voile noir signifiait aussi le statut d’épouse (…). »1 Pourtant, qu’est-ce qu’on ne lui avait pas fait dire, à ce tableau ! Théophile Gautier avait vu en elle « l’Isis d’une religion cryptique qui entrouvrirait à demi son voile, tue l’impudent qui la verrait ainsi, tomber à ses pieds et mourir » ; Jules Michelet, comme envoûté, « v[a] à elle malgré [lui], comme l’oiseau va au serpent » ; Walter Pater la compare à un vampire : « plus vieille que les rochers qui l’entourent (…), elle est morte maintes fois et elle sait les secrets du tombeau » ; il n’est pas, plus récemment, jusqu’au très sérieux Kenneth Clark, grand spécialiste de Léonard de Vinci, qui ne trouve qu’elle a l’air d’une déité marine2. D’ailleurs, tout n’a-t-il pas déjà été écrit à son sujet, le meilleur comme le pire ? C’est ce qu’elle t’avait objecté : « Tu comptes écrire un article sur la Joconde ? Il y aurait donc encore quelque chose que l’on n’aurait pas vu ? – Exactement, avais-tu répondu, non sans hâblerie. Quelque chose que l’on n’a pas vu parce que cette chose était invisible aux yeux mêmes du peintre et pourtant là, à travailler sa peinture. Invisible et pourtant, sans elle, La Joconde ne serait pas La Joconde. » Elle affichait une moue dubitative. « Et peut-on savoir alors comment ce quelque chose d’invisible se rend perceptible ? – Il n’est pas aisé de le déceler. Parfois, cela tient à un détail, un détail qui remet en question l’idée que l’on pouvait avoir d’un 1 ARASSE Daniel, Léonard de Vinci, Hazan, Paris, 1997, p.302-303. 2 ARASSE Daniel, Histoires de peintures, Gallimard, coll. « folio essais », Paris, 2006, p.32. tableau jusque-là et qui fait que, soudain, celui-ci apparaît. Le problème, c’est que, la plupart du temps, lorsque l’on regarde une toile, comme l’écrit Arasse, on n’y voit rien3… » Daniel Arasse. Tu l’as découvert il y a quelques années. Tu ne sais plus dans quelles circonstances. Tu as le sentiment que cette rencontre a eu quelque chose de déterminant dans ta façon de regarder les tableaux. Mais non. Tu les regardais déjà un peu comme ça. Seulement, tu l’as entendu parler une langue familière. Une langue étrange et familière. Elle ressemblait à la voix de la horde que l’on a tue, la belle voix rugueuse de l’insurrection. Il t’a aidé à aiguiser ton regard, à creuser dans la toile comme une tarière. Tu aimerais lui rendre hommage. Tu sais qu’il n’y a rien de plus ambigu qu’un hommage. Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture est une longue et enthousiasmante étude d’histoire de l’art qui cherche à faire fond sur une sorte d’épiphanie du regard devant des tableaux de peinture : « Que se passe-t-il dans ces moments privilégiés où un détail se voit ? De quelle surprise ces moments sont-ils porteurs ? Que fait celui qui regarde « de près » et quelle « récompense » imprévue cherche-t-il ? »4. Celui qui fut directeur d’études à l’EHESS, au Centre d’histoire et de théorie des arts, en relève de toutes sortes : détail iconique, détail pictural, particolare, dettaglio… L’un condense le système du tableau ; l’autre – tâche ou macchia – le défait, toile dans la toile ; un autre encore renvoie à un élément d’un élément du tableau ; le dernier est une sélection du spectateur, qui découpe telle ou telle partie de la toile (HDP, p.286 à 290). Chacun d’entre eux le renseigne, à sa manière, sur ce que le regard d’ensemble, qu’il nomme « regard de loin », échoue à déceler, et dont pourtant la toile est faite, par quoi elle est travaillée, ce « quelque chose qui pense, et qui pense sans mots » dans un tableau (HDP, p.21) dont il flaire la trace à la suite d’Hubert Damisch5. Cet intérêt pour cela – qui échappe – l’amène, tout historien de l’art qu’il soit, à mettre en cause l’apport de l’iconographie qui non seulement « ne fait qu’épeler le tableau et ne pourra jamais l’interpréter » (HDP, p.233), mais encore qui peut nuire à sa lecture, parce qu’elle reste aveugle à ce qui est bizarre, anormal, inédit : « L’historien est un peu comme le pompier du détail. Un détail est choquant, il faut l’éteindre, venir l’expliquer pour que tout soit à nouveau lisse. La fonction du détail est de nous appeler, de faire écart, de faire anomalie. L’histoire iconographique tend à penser que tous les détails sont normaux. Or ce qui m’intéressait, en tant que petit obsessionnel, c’était au contraire de dire que ce n’est pas normal, et de chercher les possibilités de cette anomalie. A ce moment-là s’ouvre une histoire rapprochée qui implique autant de lectures de documents, et peut-être même plus, qu’une histoire de loin » (HDP, p.290-291). A l’iconographie, Daniel Arasse oppose parfois la théorie, que les iconographes, selon lui, n’aiment pas (ONYVR, p.51) ; mais l’étymologie du mot renvoie moins au savoir qu’au voir – du grec theoria, « observation, contemplation ». Pour ce qui est du savoir, il s’agirait plutôt de s’en délester tant c’est lui qui, le plus souvent, fait obstacle au voir.6 C’est ce qui apparaît dans la lettre liminaire d’On n’y voit rien, adressée à une certaine Giulia, dont l’identité n’est pas révélée et qui pourrait bien être un personnage fictif, personnifiant la critique historienne. A la lecture morale qu’elle propose, textes savants à l’appui, de Mars et Vénus surpris par Vulcain, un tableau de Tintoret traitant de manière atypique le thème de l’adultère inspiré d’un épisode des Métamorphoses d’Ovide, il oppose une interprétation inverse : le tableau, loin d’exalter les 3 ARASSE Daniel, On n’y voit rien. Descriptions, Denoël, coll. « folio essais », Paris, 2004. A partir de maintenant, les références aux trois ouvrages déjà cités de Daniel Arasse seront désignées entre parenthèses sous forme de siglaisons suivies du ou des numéros de page : LDV pour Léonard de Vinci ; HDP pour Histoires de peintures ; ONYVR pour On n’y voit rien. 4 ARASSE Daniel, Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Flammarion, Paris, 2005, p.7. 5 Qu’il cite dans Histoires de peintures, p.238 : « La peinture, ça ne montre pas, ça pense. » 6 En quoi il rejoint un autre historien, Didi-Huberman : « Il y a un savoir qui préexiste à toute approche, à toute réception des images. Mais il se passe quelque chose d’intéressant lorsque notre savoir préalable, pétri de catégories toutes faites, est mis en pièces pour un moment – qui commence avec l’instant où l’image apparaît », in L’expérience des images, INA éditions, Paris, 2011, p.83. mérites de la fidélité conjugale, eût pu figurer dans le salon d’une courtisane ! Il n’est pas grave, mais plutôt comique ; voire a des allures de vaudeville : Vénus, nue, est étendue seule sur uploads/s3/ on-y-voit-rien.pdf

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