3. Paradoxe sur le graphiste – Ils sont forcément coincés. Très petit espace de

3. Paradoxe sur le graphiste – Ils sont forcément coincés. Très petit espace de liberté de mouvement. Non seulement des contraintes fortes, mais plu- sieurs sortes de contraintes, et tout à fait hétérogènes. Ils se débattent dans cette toile comme des forcenés. Chacun à sa façon. Chacun crie qu’il vit quand même. Vive les graphistes, mais qu’est-ce que vivre pour un graphiste ? Vivre quand même. Toutes ces contraintes ensemble, chacune en particulier peut-être, sont mortifiantes. – Quelles contraintes? – Les plus grosses sont évidentes: faire aimable, faire persua- sif, et faire juste. je veux dire: que l’objet j’appelle ainsi le pro- duit qui résulte du travail du graphiste) donne du plaisir au regard; que l’objet induise chez le regardeur une disposition à se rendre (dans les deux sens: y aller, y croire) à la manifesta- tion, à l’exposition, à l’institution, etc.; que l’objet soit fidèle à la chose (l’institution, l’exposition, etc.) qu’il promeut, fidè- le à sa lettre et à son esprit. 1 – Vous voulez dire: en visant le plaisir des yeux… – De ces yeux qui engagent la pensée non pas à connaître, mais à jouir… – En visant ce plaisir, l’objet se range du côté de l’esthétique. En visant la croyance, il relève de la rhétorique. Et en respec- tant la vérité de la chose… – Ou en la révélant… – La vérité de la chose promue, l’objet graphique prend valeur de témoignage, il appartient à l’art de prouver, à l’enquête, à l’histoire, à l’établissement du savoir. – Ils sont en effet à la fois artistes, avocats, témoins, historio- graphes et juges. – Pourquoi juges? – Parce qu’ils interprètent. Ils sont aussi des interprètes. Que serait la fidélité à la chose à laquelle se réfère l’objet, si cette référence n’était pas soutenue par une interprétation? Il n’y a de fidélité que parce que l’infidélité est possible. Que serait-ce que représenter la chose par l’objet, à la lettre? Une simple photo interprète son sujet. La " lettre " est à déchiffrer et à interpréter. Prenez le titre d’un film, d’une exposition, d’une institution, d’une pièce de théâtre. Disons qu’il est la lettre de ces choses. Il les distingue des autres choses dans une table générale des titres (un catalogue des œuvres, par exemple) mais par simple opposition. Il dit ce que n’est pas la chose inti- tulée, il ne dit presque pas ce qu’elle est. Or le graphiste doit signifier ce qu’elle est ou ce qu’il pense qu’elle est, alors même qu’il reporte le titre de la chose sur l’objet. Il " traite " la chose en rouge ou en bleu, en figuratif ou en abstrait, en réaliste, en surréaliste, en conceptuel. Il l’interprète. La façon dont il inscrit le titre sur son objet, dont il le place, le caractè- re et le corps des lettres qu’il emploie pour cette inscription, autant d’interprétations. Autant de jugements. – L’art est libre. Avec toutes ces contraintes, le graphisme n’est donc pas un art? – D’abord, l’art n’est pas libre. Il est de la liberté, au sein de 2 contraintes de tout niveau, conscientes et inconscientes. Mais ensuite, l’esthétique est un art, l’art de produire du plaisir pur (désintéressé) ou de l’éprouver. La rhétorique est un art de per- suader. L’histoire est un art de raconter vrai. Et interpréter, c’est l’art herméneutique, peut-être le plus difficile de tous. Ses règles sont presque inconnues. On connaît surtout les négatives: ne rien ajouter à la chose interprétée, ne pas lui faire dire le contraire de ce qu’elle dit, ne pas ignorer les interpréta- tions antérieures, ne pas imposer une interprétation comme définitive. La tradition de lecture de la Tora a esquissé des sor- tes de règles positives en distinguant, dans le texte de l’Écritu- re, ses sens littéral, secret, moral et allégorique. – Les graphistes savent tout cela? – Pas besoin de connaître ces règles, du reste peu prescriptives, pour interpréter la chose en objet graphique. Il vaut mieux reconnaître qu’on ne sait pas. De là la liberté des graphistes, enchaînés à leurs contraintes. Imaginez (cela doit avoir lieu) qu’on leur impose un " sujet " une affiche pour une commé- moration publique, par exemple. Vous verrez, à la diversité des objets nés à cette occasion, quelle latitude leur laisse l’inter- prétation. – Vous voulez dire que les uns mettront l’accent sur la force persuasive, les autres sur l’excellence esthétique de leur objet, les troisièmes sur sa véracité de témoignage? – Pas seulement. Chacun en appellera plutôt à tel sens, littéral, allégorique, etc. de la commémoration, c’est-à-dire de l’évé- nement que son affiche doit rappeler et honorer. Prenez le bicentenaire de la Révolution… – je vous en prie. Vous disiez que ce ne sont là que les plus grosses contraintes, les plus évidentes. Quoi d’autre? – Un mot encore, avant de poursuivre. Le mot intriguer. L’objet du graphiste doit intriguer. En intriguant, il satisfait peut-être à toutes les contraintes d’un seul coup. Ce qui est beau arrête l’œil, stoppe le balayage permanent du champ par le regard (ce qui fait la vision ordinaire) la pensée voyante 3 fait une pause, et cette suspension est la marque du plaisir esthétique. Cela s’appelle contempler. On attend, on s’attarde, on se demande pourquoi, comment ça plaît, tenez, de voir les Horaces (de David) prêter serment sous le couvert de la plaine de Valmy. Mais, d’autre part, ce qui persuade surprend aussi, ou plutôt ce qui surprend est persuasif par soi-même. Tiens, se dit-on, je n’y avais pas pensé (à représenter la Révolution comme ça). On se rend à l’objet comme à quelque chose qui était resté impensé mais que l’on reconnaît aussitôt comme sien. Semblable à un rêve, à un lapsus. Quoi de plus persuasif qu’un lapsus? Il est certain qu’il veut dire quelque chose que vous pensiez, en l’ignorant, en ignorant quoi, et en ignorant que vous le pensiez. Peut-être y a-t-il du lapsus dans un bon graphisme, le lapsus que vous, regardeur, pouviez faire sur la chose promise. " La liberté de Mande la libertheid " travaille l’appel à la libération de Mandela exactement comme le rêve travaille les restes diurnes. Et en troisième lieu, intrigante aussi, surtout, est l’évidence d’une vérité qui éclate, sa trace tenace, autre chose qu’une opinion habilement amenée par un argument bien tourné, plutôt une sorte de certitude " plastique " immédiate. Un exemple, quand même? Visage d’homme, visage de femme, gros plan de face, coupés l’un de l’autre par une sorte de déchirure verticale, se surveillant l’un l’autre à travers elle, lui l’iris bleu, intense, elle le regarde masqué d’un cache du même bleu. Affiche pour une pièce de théâtre, Les Yeux d’encre. Vérité plastique de la différence sexuelle –l’en- cre de la séparation déplacée entre les regards bleus. – Intriguer est, à vous entendre, toujours arrêter le cours du temps. – Parce que le temps du graphisme est l’une de ces contraintes plus subtiles auxquelles je pensais. On parle beaucoup de la communication à propos du graphisme. Mais nous avons plus qu’il ne faut en la matière, si communiquer est transmettre un message. Un message donne de l’information, au sens strict. C’est-à-dire une réponse ou un ensemble de réponses précises 4 et utiles à une question précise. Or nous " avons " le langage: la conversation, l’interview, et tous leurs rejetons, le télépho- ne, la radio, le fax, l’ordinateur, le journal, le tract, la poste. je les cite au hasard, les uns caractérisent des supports, les autres des procédés de transmission et de diffusion, les uns interac- tifs, les autres non, etc. On n’a jamais tant parlé, dans les socié- tés humaines, qu’aujourd’hui. On est si content de disposer de ces moyens de communiquer qu’on dirait qu’il s’agit surtout de s’assurer qu’ils sont bien là. Le message, c’est-à-dire l’in- formation qui répond à la question, est passablement négligé. Sur tous les supports, abondance de fausses questions, celles dont tout le monde connaît ou devine les réponses. On n’in- forme pas, on réconforte: ah bon, c’est bien ce que je pensais. Le contraire de l’intrigant. On commence à s’ennuyer. On rêve d’être déconcerté. On attend de l’événement. – Le graphisme relève bien de la communication, non? Il informe au sujet de la chose qu’il promeut, il répond à des questions. C’est sa fonction testimoniale, après tout. - En partie. Mais il relève aussi de l’art visuel, sa situation est plus compliquée. Il recourt aux composantes du visible, le ch ro m at i s m e, l ’ o rga n i s ation de l’espace bidimensionnel immobile, le dessin, le tracé. Il est par là le cousin de la pein- ture, de la gravure, de la photo. Vous savez, on pourrait consi- dérer beaucoup d’œuvres picturales, gravées, de photogra- phies, qui appartiennent à la tradition, comme des graphismes. Elles aussi, elles info rmaient les contemporains par des moyens visuels. Regardez les Madones à l’enfant par centaines du musée de Sienne. Ou les grands tableaux de bataille dans la salle ducale au palais des Doges. Et, malgré uploads/s3/ paradoxe-sur-le-graphiste.pdf

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