139 PASCAL DURAND J’aime le mot « croire ». En général, quand on dit « je sais
139 PASCAL DURAND J’aime le mot « croire ». En général, quand on dit « je sais », on ne sait pas, on croit. Je crois que l’art est la seule forme d’activité par laquelle l’homme en tant que tel se manifeste comme véritable individu. Par elle seule il peut dépasser le stade animal parce que l’art est un débouché sur des régions où ne dominent ni le temps, ni l’espace. Vivre, c’est croire ; c’est du moins ce que je crois. Marcel DUCHAMP (1955)1 Brûlez […], il n’y a pas là d’héritage littéraire, mes pauvres enfants. Ne soumettez même pas à l’ingérence curieuse ou amicale. Dites qu’on n’y distinguerait rien, c’est vrai du reste, et, vous, mes pauvres prostrées, les seuls êtres au monde capables à ce point de respecter toute une vie d’artiste sincère, croyez que ce devait être très beau. Stéphane MALLARMÉ (1898)2 La chronologie, nous le savons, est une morale. S’il y a bien superposition partielle des deux biographies de Stéphane Mallarmé et de Marcel Duchamp — l’un disparu en 1898, l’autre né en 1887 —, ce n’en serait donc pas moins Pascal Durand De Duchamp à Mallarmé Un suspens de la croyance 1 Marcel Duchamp, Duchamp du signe. Écrits, éd. Sanouillet, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1975, p. 185 [abrégé en Écrits dans les références à suivre]. 2 Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, t. 1, éd. Marchal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, p. 821. 140 RÉSONANCES ARTISTIQUES par une curieuse inversion temporelle et causale, peu conforme à l’ordre des faits et des raisons, que l’on s’aviserait de placer le premier sous l’influence du second. Le seul rapprochement des deux a, si l’on y songe, quelque chose de paradoxal : quel rapport en effet entre le poète du Coup de dés et l’artiste du Grand Verre, entre l’orfèvre du sonnet et le recycleur de ready-made, entre le chef de file du symbolisme et l’artiste sonnant le glas de la peinture rétinienne ? Aucun à première vue, sauf à les penser respectivement, réduction faite de la différence sémiologique entre littérature et arts plastiques, comme appartenant aux deux pôles opposés d’un art conçu par l’un comme la seule planche de salut dans un monde sorti de ses gonds et par l’autre comme l’apo- théose ironique d’un monde industriel. On ne donnera pas ici dans ce genre de paradoxe. On ne rapprochera pas, cédant à quelque nouveau démon, la broyeuse de chocolat contemplée dans une vitrine du vieux Rouen, rue des Carmes, entre la cathédrale et le port 3, de tels « vieux instruments » aperçus au détour d’une rue d’antiquaires dans « la boutique d’un luthier 4 ». Ce qu’il va s’agir de rapprocher, au rebours des classements habituels, ce ne sont pas deux artistes séparés historiquement par la grande fracture avant-gardiste des années 1910, ni deux œuvres évidemment incommensurables ; ce sont deux complexions esthétiques dont leurs démarches respectives portent les signes — plus visibles chez le second, sans doute, que chez le premier — et dont le principe, plutôt que dans le corps d’une biographie ou dans le corpus d’une bibliographie, est à rechercher dans l’espace symbolique et social au sein duquel — et à l’endroit duquel — tous deux me paraissent avoir développé des conceptions similaires. Encore faut-il, pour s’en aviser, aller non de Mallarmé à Duchamp, mais de Duchamp à Mallarmé, c’est-à-dire à un autre Mallarmé, bien différent de l’image littéraire et universitaire à l’enseigne de laquelle le poète des sonnets, le concepteur du Coup de dés et le théoricien du Livre se trouve(nt) ordinairement logé(s). Affaire de point de vue qui n’est pas seulement rétrospectif. Car la perspective adoptée dans les pages qui suivent n’entend pas déplacer simplement le regard de Duchamp à Mallarmé ni même, plus simplement encore, de Mallarmé à Duchamp, mais se porter de l’un à l’autre — et penser l’un avec l’autre — par une médiation indirecte, métonymique en quelque sorte, en ce qu’elle passerait, avant de revenir à eux, par le champ dont tous 3 Écrits, p. 179 : « Je me promenais souvent dans ma jeunesse dans les rues du vieux Rouen. Je vis un jour dans une vitrine une véritable broyeuse de chocolat en action et ce spectacle me fascina tellement que je pris cette machine comme point de départ. » 4 Mallarmé, « Le démon de l’analogie », dans Œuvres complètes, t. 1, éd. citée, p. 418 : « Mais où s’installe l’irrécusable intervention du surnaturel et le commencement de l’angoisse sous laquelle agonise mon esprit naguère seigneur c’est quand je vis, levant les yeux, dans la rue des antiquaires instinctivement suivie, que j’étais devant la boutique d’un luthier vendeur de vieux instruments pendus au mur, et, à terre, des palmes jaunes et les ailes enfouies en l’ombre, d’oiseaux anciens. Je m’enfuis, bizarre, personne condamnée à porter probablement le deuil de l’inexplicable Pénultième. » 141 PASCAL DURAND deux relèvent, champ général des pratiques esthétiques 5 et surtout des repré- sentations afférentes à ces pratiques, telles qu’elles sont à la fois objectivées dans ces pratiques et intériorisées dans le principe générateur dont elles sont les produits, à savoir l’habitus (en l’occurrence esthétique), ainsi que Pierre Bourdieu l’a défini dans sa généralité 6. L’important, sous cet angle, n’est pas en effet de faire valoir que Duchamp a exprimé sa proximité de « goût » avec Mallarmé (mais aussi avec Laforgue, dont l’exemple rétrospectif semble avoir été bien plus prégnant) : « Rimbaud et Lautréamont me paraissaient trop vieux à l’époque [du Nu descendant un escalier, 1913]. Je voulais quelque chose de plus jeune. Mallarmé et Laforgue étaient plus près de mon goût 7 » ; le plus important n’est pas, d’autre part, d’établir la liste des affinités de surface repérables dans le style des œuvres produites ou dans l’attitude de leurs producteurs : distance aristocratique au rôle, ludisme, ironie, ésotérisme joué, lucidité ostentatoire, etc. (ce qui n’en fait pas moins des indices intéressants) ; c’est, au-delà de ce faible signe d’une dette de l’un envers l’autre et en deçà des équivalences trop puissantes — et donc fragiles — que l’on installerait sponta- nément à partir de telles affinités, de reconstruire le système des dispositions communes au poète et à l’artiste susceptibles d’avoir induit chez l’un puis chez l’autre des effets comparables. C’est à ce seul prix qu’il est possible d’éviter les deux mirages qui menacent toute approche comparative de démarches esthé- tiques séparées dans le temps et par leurs domaines respectifs d’exercice : le mirage des sources (postulant quelque influence directe) et le mirage de l’ana- logie (nécessairement sauvage). L’on verra, d’ailleurs, que dans le double cas qui nous occupe les choses sont compliquées (ou simplifiées peut-être) par le fait que les dispositions communes à Duchamp et à Mallarmé, dans ce qu’elles ont de plus singulier, ont trait aux conditions mêmes dans lesquelles l’artiste intervient et aux relations qui s’établissent entre l’artiste et son champ d’intervention. Dispositions au second degré, donc, et dans lesquelles c’est une forme inédite de mise en abyme qui se donne obscurément à voir : la 5 Entendons par là que ces pratiques appartiennent à une même configuration générale — le champ esthétique — en même temps qu’elles s’y spécifient en différents champs séparés : poésie, arts plastiques, musique, etc. 6 Sur cette notion clé, voir notamment Le Sens pratique, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1980, chap. 3 et Réponses. Pour une anthropologie réflexive (avec Loïc Wacquant), Paris, Seuil, coll. « Libre examen », 1992, p. 91-115. 7 « L’idée du Nu me vint d’un dessin que j’avais fait en 1911 pour illustrer le poème de Jules Laforgue “Encore à cet astre”. J’avais prévu une série d’illustrations de poèmes de Laforgue mais je n’en ai terminé que trois. Rimbaud et Lautréamont me paraissaient trop vieux à l’époque. Je voulais quelque chose de plus jeune. Mallarmé et Laforgue étaient plus près de mon goût — le “Hamlet” de Laforgue notamment. Mais peut-être étais-je moins attiré par la poésie de Laforgue que par ses titres — “Comice agricole”, quand c’est écrit par Laforgue, se transforme en poésie. “Le Soir, le piano” — nul autre n’aurait pu écrire cela à l’époque. » (« Propos » (1946), dans Écrits, p. 170). L’exemple de Laforgue est rétrospectif en ce sens que Duchamp interprète les titres de Laforgue à travers sa propre expérience : comme des sortes de ready-made verbaux avant l’heure. 142 RÉSONANCES ARTISTIQUES capacité rare dont ils ont tous deux fait montre d’afficher les rapports ou de tirer parti des rapports nécessairement établis, et ordinairement oblitérés, entre les œuvres produites et leur espace social de production. Précis de décomposition Qu’est-ce qu’un ready-made ? Un objet fabriqué converti en œuvre d’art, un instrument soustrait à sa fonctionnalité pratique pour être élevé de facto au rang d’objet esthétique : roue de bicyclette, égouttoir à bouteilles, pelle à neige, etc. Définition reçue, peu satisfaisante : car l’œuvre reste un fabricat et l’objet reste un instrument. Ce qui dans l’opération se trouve atteint et uploads/s3/ pascal-durand-de-duchamp-a-mallarme-un-suspens-de-la-croyance 1 .pdf
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- Publié le Fev 13, 2022
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