Clara Lemercier Art 3 Le lien entre corps, identité et domination est au centre
Clara Lemercier Art 3 Le lien entre corps, identité et domination est au centre des réflexions féministes depuis la deuxième moitié du 20ème siècle et spécialement dans l'art. En effet, de nombreux-ses artistes et théoricien-ne-s tentent de démanteler l'idée qu'il existe un lien naturel entre l'image du corps de la femme et son identité, idée qui permettait jusqu'alors de légitimer la domination patriarcale. Il s'agit donc pour ces militants d'identifier ces éléments traditionnellement féminins afin de les dégenrer. Les artistes féministes se sont emparées par exemple des vêtements (collant, chaussure à talons, soutien-gorge) ou de certains objets du quotidien (ustensile de cuisine, matériel de couture ou de ménage). Eva Hesse, une artiste allemande, a réalisé, notamment, dès les années soixante, des sculptures avec du fils, de la corde et du latex emmêlés, des sortes de détournement des travaux de couture. Une dizaine d'année plus tard et dans cette même continuité, la performance R.S.V.P de Sanga Nengudi et Maren Hassinger est réalisée à partir de collants accrochés aux murs avec lesquels les deux artistes dansent, accrochées elles aussi, donnant lieu à une sorte de lutte des corps. Ces deux artistes, en mettant en place dans leur travail un langage similaire à celui d'Eva Hesse (jeux de tensions, de contraintes de la matière et des corps) dessinent ce qui semble être un héritage artistique féministe, un langage esthétique commun qui aurait été transmis d'une génération à l'autre. Ce qui nous amène à nous demander si l'on peut-on considérer qu'il existe une histoire de l'art féministe ? Peut- on penser ces similarités artistiques nés dans les années cinquante comme un rapport de transmission de maître à élève ? Doit-on intégrer le discours féministe à l'ensemble l'histoire de l'art ou au contraire doit-il être placé en rupture ? Tout d'abord, il est important de souligner que la représentation du corps féminin dans l'histoire de l'art a toujours été dictée par le regard masculin. La figure de la femme a été cantonnée à celle de la muse ou de l'objet fantasmatique, l'archétype de ce phénomène étant le mythe de Pigmalion. Les vêtements étant particulièrement symboliques de la domination masculine, autant dans l'art que dans la vie, de nombreux-ses artistes féministes traitent de la mode et des travaux de couture. 1On peut citer par exemple, dès les années trente, les œuvres de Hannah Höch qui détournent les gravures de mode de l'époque, puis ceux de Sheila Hicks ou de Annette Messager faits de laine et de tissus. Hesse, ainsi que Nengudi et Hassinger se trouvent dans cette droite lignée de femmes artistes qui en détournant artistiquement des pratiques ou des objets habituellement attribués aux femmes tentent de changer l'iconographie misogyne et aliénante de celle-ci. La danse de Nengudi et Hassinger est particulièrement parlante à propos de cette lutte pour une image du corps de la femme libéré du regard et de l'autorité du désir masculin. 1 Sous la direction de RENNES Juliette, Encyclopédie critique du genre, BARBIER Pascal, BARGEL Lucie, BEAUMONT Amélie, DARMON Muriel, DUMONT Lucile, Vêtement, Edition La Découverte, Paris, 2006, p 659 MESSAGER Annette, Pénétration,1993-1994, tissus, taille variable La pratique du détournement apparaît comme un outil relativement commun aux pratiques artistiques féministes. Un phénomène qui peut être directement mis en lien avec les écrits de Judith Butler. Dans Trouble dans le genre, elle rappelle notamment que le corps consiste en « une surface dont la perméabilité est politiquement régulée, une pratique signifiante dans l'un des champs culturel de la hiérarchie de genre et de l'hétérosexualité obligatoire »2. Aussi, pour les corps, la parodie est « cette déstabilisation permanente des identités [qui] les rend fluides et leur permet d'être signifiés et contextualisés de manière nouvelle ; la prolifération parodique des identités empêche que la culture hégémonique ainsi que ces détracteurs et détractrices invoquent des identités naturalisées ou essentielles. » 3. Le genre apparaît alors comme « une stylisation de la chair »4 que les artistes féministes tentent de détourner vers d'autres stylisations possibles. Et c'est précisément pas cette multiplicité parodique que peut se créer une nouvelle iconographie du corps de la femme. De nombreux exemples de cette pratique peuvent être cité dans l'art moderne et contemporain tel que les photographies de Cindy Sherman, les films de John Waters, ou encore les portraits de la communauté LGBT de Nan Goldin. De la même manière, Eva Hesse dans ses sculptures, bien qu'elles ne soient pas des représentations directes de corps, font également apparaître de nouvelles formes organiques, inquiétantes qui semblent bien envahir un espace iconographique qui jusqu'alors n’appartenait qu'aux hommes : le musée. En effet, la question que soulève ces artistes féministes est la complexité de prolonger cette libération iconographique dans les espaces publics et institutionnels tels que les musées. Comme l'explique Marcia Tucker « Il s'agit d'observer le musée, ses expositions, ses méthodes de conduite et de gestion ; de considérer le musée en tant qu'espace créé, c'est-à-dire sujet à critique et à révision comme le sont tous les autres aspects de la vie dans lesquels les questions de sexe, de rase et de classe jouent un rôle »5. De plus, on ne peut nier que les œuvres d'art ont été longtemps adressées à un public masculin, et que par leur travail ces artistes s'adressent à un regard jusqu'alors ignoré : les femmes. Notons que la performance de Nengudi et Hassinger est l'acronyme de « Répondez s'il vous plaît », ce qui n'est pas sans faire référence à ce fameux public oublié. Les deux artistes semblent ici solliciter le regard critique du public féminin tout en cassant la limite symbolique de artiste avec son public, dans l'optique sans doute, d'une meilleure transmission du discours militant et de la naissance d'un engagement collectif. Comme la sculpture envahissante d'Eva Hesse, il s'agit bien de faire gagner du terrain au désir et au regard féminin dans l'espace du musée. Cependant, ces pratiques artistiques féministes, en utilisant des médiums, des matières ou des références communes se confrontent au danger de l'essentialisme qui consisterait à parler de ou à s'adresser seulement « aux femmes ». En effet, cela reviendrait à créer« une histoire séparatiste de l’œuvre des femmes en la reliant à ce qui est perçu comme des activités historiquement associées à la femme (…) [Cela] flatte[rait] le sentiment qu'il existe une communauté de femmes et d'expériences féminines. »6. 2 BUTLER Judith, Trouble dans le genre, Le Féminisme et la subversion de l'identité, Actes corporels subversifs, La Découverte, Paris, 2016, p263 3 Ibid p261 4 Ibid p 263 5 Dirigé par MICHAUD Yves, Féminisme, art et histoire de l'art, TUCKER Marcia, De la muse au musée : féminisme contemporain et pratique artistique aux Etats-Unis, Édition École Nationale Supérieur des Beaux-Arts, Paris, 1990, p37 6 Dirigé par MICHAUD Yves, Féminisme, art et histoire de l'art, TICKNER Lisa, Féminisme et histoire de l'art : une affaire à suivre, Édition École Nationale des Beaux-Arts, Paris, 1990, p46 GOLDIN Nan, Misty and Jimmy-Paulette in a taxi, NYC, 1991, photographie Hors comme l'explique Judith Butler on ne peut s'adresser « aux femmes »7, il ne s'agit aucunement d'un public uniforme. Aussi, il paraît problématique de parler d'une histoire de l'art féministe parlant des femmes pour les femmes, et que c'est précisément l'instabilité fondamentale de la catégorie « femme » et de l'identité en général qui permet la formation de nouvelles configurations au niveau artistique et politique. Il s'agit donc pour les artistes féministes de prendre en compte cette diversité d'expérience afin de ne pas réduire leur travail à une simple transformation iconographie de la femme mais bien de réaliser une déconstruction générale des normes du genre. C'est dans la variation et la démultiplication que les codes se déplacent. Par exemple, la performance de Nangudi et Hassinger par son utilisation de l'improvisation permet effectivement aux deux femmes de sortir des codes traditionnelles d'une danse féminine toujours élégante et sensuelle. L'improvisation, tel qu'il est pratiquer dans le jazz par exemple, est d'ailleurs une pratique défendue par de nombreux-ses artistes militant-e-s comme étant une manière d'échapper aux gestes et attitudes hérités de l'hégémonie blanche masculine. Une pratique que l'on retrouve également au sein du Studio Z, collectif d'artistes dont Nengudi et Hassinger faisaient parties et qui militait contre le racisme et le patriarcat. Il s'agit ici par l'improvisation de démultiplier les expériences possibles du corps et ainsi se libérer des carcans du genre et des stéréotypes ethniques et sociaux. On ne peut donc concevoir une histoire de l'art féministe faite uniquement par des femmes pour des femmes, il s'agirait d'un contre sens dans la lutte contre l'essentialisation des femmes. L'instabilité, l'informe, le changeant apparaissent ici comme des formes plastiques capables de faire sortir les corps de ces multiples schémas de domination et faire l'expérience de nouvelles représentations. Ici, se dessine une nouvelle fois la problématique institutionnelle. En effet, le danger dans un monde l'art hiérarchisé et systématisé serait que ce nouveau mode de représentation basé sur la parodie et la multiplicité des expériences devienne une sorte de style et perde sa dimension subversive. Cela c'est déjà produit, comme le uploads/s3/ senga-nengudi.pdf
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- Publié le Jui 27, 2022
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