CE QUE LES PHILOSOPHES FONT AVEC SAMUEL BECKETT Bruno Clément Ce texte cherche

CE QUE LES PHILOSOPHES FONT AVEC SAMUEL BECKETT Bruno Clément Ce texte cherche à évaluer l’évolution de la critique beckettienne française dans les dix dernières années. Après une mise en contexte de tonalité historique, il s’intéresse plus précisément aux textes que les philosophes (Badiou, Deleuze) ou les psychanalystes (Anzieu) ont consacrés à Beckett; et il pose à l’occasion de cette lecture la question plus générale du rapport entre le dispositif textuel d’une œuvre et la pensée produite à partir de lui. Il semble que l’œuvre de Beckett ait de ce point de vue un fonctionnement spécifique; qu’elle amène à poser de façon inédite le problème de la subjectivité critique. Fidèle à ma manière, je parlerai moins ici de l’œuvre de Beckett que de quelques discours – spécialement philosophiques – auxquels elle a donné lieu. Mes références seront essentiellement françaises. D’abord bien sûr parce que je connais mieux la critique française que l’anglo- saxonne (sans rien dire de mon ignorance des autres…); mais surtout parce que le discours sur le discours est l’objet presque officiel de ma curiosité et de mon étude. J’ai depuis longtemps déjà fait l’hypothèse que le discours cri- tique relevait, plus ou moins selon son degré d’autonomie par rapport au texte qu’il se propose comme objet, de la rhétorique. La rhétorique en effet n’est pas seulement l’art de bien parler; c’est aussi – et peut- être avant tout – l’art de convaincre. Le bon discours conduit celui qui le reçoit à parler, à penser et finalement à agir selon les intentions, et donc les intérêts de l’orateur. On ne peut exclure sans examen l’hypothèse que l’existence même de l’activité de commentaire doive quelque chose à la rhétori- que, ne serait-ce que le désir, propre à l’œuvre littéraire, de faire effet sur le lecteur. Or, le critique littéraire, après tout, est aussi un lecteur. Et il serait difficile de soutenir que son commentaire ne devra rien à sa lecture. Il me semble qu’ainsi posée la question de la nature du dis- 220 cours secondaire (dont la critique est une forme incontestable) n’est pas séparable de celle de la facture de l’œuvre littéraire qui lui a donné naissance, autrement dit que l’on ne peut esquiver le problème des rapports qu’ils entretiennent l’un avec l’autre. Or, depuis une quinzaine d’années se sont déroulés suffisam- ment d’événements dans le paysage critique beckettien pour qu’on ne puisse éluder la question. Cette métamorphose s’explique bien sûr en partie par les changements d’époque (historiques, sociaux, politiques, culturels, etc.), par le progrès accomplis dans diverses approches tech- niques, mais il serait naïf de sous-estimer la part du texte beckettien lui-même dans cette évolution. C’est dans ce va-et-vient entre le texte et son époque que je chercherai à inscrire ma réflexion. Il me semble qu’on pourrait distinguer quatre points à partir desquels envisager les choses. Le premier serait plus ou moins chro- nologique, et on pourrait l’appeler “le temps de l’œuvre”; le second prendrait en compte les discours spéculatifs susceptibles d’être pro- duits à partir de l’œuvre, on pourrait l’appeler “la pensée de l’œuvre”; le troisième constituerait une sorte de brève digression théorique sur la question de l’annexion, je l’appellerais volontiers “le territoire de l’œuvre”; le dernier chercherait à dire quelque chose de la difficile question de la subjectivité du discours critique, je parlerai donc pour finir du “sujet de l’œuvre”. Le temps de l’œuvre Chacun sait que la critique française de Beckett n’existe guère en France avant Molloy (1951) et que sa notoriété coïncide, en gros, avec la première de En attendant Godot (1953). De cette époque datent des textes fameux, signés des plus grands noms (Bataille, Blanchot, Jan- vier, Robbe-Grillet, etc.) et qui malgré leur diversité ont pourtant en commun d’être écrits “sous influence”. Je veux dire que leur teneur est redevable, à des titres divers, au discours tenu par l’œuvre sur elle- même. L’exemple le plus frappant reste à mes yeux le “Où main- tenant? Qui maintenant?” que Maurice Blanchot publie à la parution de L’Innommable. Dans ce texte célèbre, qui devait donner pour longtemps la tonalité des études beckettiennes, on s’aperçoit avec le recul que le critique est pour ainsi dire ventriloqué par le texte dont il prétend dire quelque chose. Il dit par exemple que les histoires sont devenues presque inexistantes dans ce roman, mais que le récit “ne nous importe pas car nous attendons quelque chose de bien plus im- 221 portant”. Le texte de Beckett dit quant à lui “Pas cessé de me raconter des histoires, les écoutant à peine, écoutant autre chose, guettant autre chose”. Entre les propos de l’un et ceux de l’autre, la cloison n’est jamais plus épaisse. “L’Innommable a bien plus d’importance pour la littérature que la plupart des œuvres ‘réussies’ qu’elle nous offre”, dit encore Maurice Blanchot; et le narrateur de Beckett: “Je suis en train d’échouer, encore une fois. Ça ne me fait rien d’échouer, j’aime bien ça.” Ce que disait nûment Brian T. Fitch, chacun à cette époque y aurait sans doute souscrit: “Nous espérons donc paradoxalement clore cette étude sans avoir rien dit de l’essentiel” (Molloy disait, quant à lui: “Et pour ce qui est de laisser de côté l’essentiel, je m’y connais, je crois”). Fitch ajoutait: “…sans avoir été amené à formuler l’informe” (Fitch, 94) (et Malone: “J’ai fait pour toujours miens l’informe et l’inarticulé”). Bref, il y eut une époque où l’idéal critique était de “créer une sorte d’équivalent critique de l’œuvre elle-même” (toujours selon la formule de Fitch). L’œuvre de Beckett n’est pas la seule à donner lieu à ce genre de critique; mais ses traits sont spécifiques: la critique mimétique, étonnamment consensuelle, à laquelle elle donne lieu a selon moi son origine dans sa facture propre, et en particulier dans la dualité de ses instances narratives. Le lecteur peu attentif ne prend que tardivement conscience qu’est à l’œuvre, dans le texte qu’il lit, une voix ressem- blant à s’y méprendre à la voix critique. Cette voix est précisément celle de l’échec, et elle manque rarement de déprécier ce qui se donne à lire comme un travail en cours. “Quel gâchis!”, “Quelle misère!”, “Quelque chose là qui ne va pas”, “Brusquement, non, à force, à force, je n’en pus plus”: tout lecteur familier de Beckett connaît, aime ces moments innombrables où le texte qu’il lit se déprécie, se corrige lui- même, et ainsi se constitue, subrepticement, en discours critique. La rhétorique des titres (Esquisses, Foirades, Têtes-mortes, L’Innommable, Mal vu mal dit, D’un ouvrage abandonné, Textes pour rien, etc.) œuvre évidemment dans le même sens. Peu de lecteurs réussissent à dénier à cette voix métatextuelle toute prétention à dire sur l’œuvre en cours la vérité. Les textes qu’on lit en France depuis quelques années sont manifestement d’une autre facture. En simplifiant beaucoup, on pour- rait dire qu’on est passé peu à peu d’une critique mimétique, du type de celle que pratique Blanchot (qui ne dit jamais que ce que dit 222 l’œuvre) à une critique philosophique (qui donne parfois l’impression de faire dire à l’œuvre de Beckett autre chose que ce qu’elle dit). Ces “Beckett” qu’on lit aujourd’hui sont très différents les uns des autres, et il est certain que la lecture de l’œuvre en est profondément renou- velée: le Beckett d’Alain Badiou n’a pas grand chose à voir avec celui de Gilles Deleuze, qui lui-même n’est pas forcément compatible avec celui de Didier Anzieu. Il y a à cela, me semble-t-il, deux sortes de causes. Externes tout d’abord. Vient nécessairement un moment, en histoire littéraire, où les textes sont pour ainsi dire dépossédés d’eux-mêmes; où la “postérité” les détache de leur contexte (historique, amical, idéologique, etc.) et s’emploie à leur donner sens dans un environne- ment que l’œuvre ne connaissait pas. C’est là le propre des grandes œuvres: celles qui ne connaissent pas ce destin sont celles dont la sig- nification était liée trop étroitement à une époque, à une culture, à un courant; elles sont bien vite oubliées. Nul doute qu’une interprétation marxiste du Prométhée enchaîné d’Eschyle, ou psychanalytique de l’Œdipe roi de Sophocle n’ait d’une certaine manière fait violence au texte commenté; nul doute pourtant que ce texte n’ait été enrichi, et grandement, et durablement, par ces lectures “déviantes”. Tant il est vrai que le principe de l’histoire des textes et des idées est la relecture périodique. À ranger dans les causes externes aussi (mais j’y reviendrai plus précisément sur des exemples précis), la tendance actuelle de la phi- losophie à prendre la littérature pour objet, à estimer sa faculté, sa propension, sa vocation à penser. Mais causes internes aussi, bien sûr. Si l’œuvre de Beckett a été, si tôt finalement, l’objet de lectures philosophiques, c’est qu’elle contient en son sein de quoi attirer, sinon séduire, les philosophes. Jouant un rôle peut-être comparable à l’instance critique, cachée sous les traits du discours métatextuel, il y a dans les textes de Beckett un discours “philosophique” (des répliques désabusées, des aphorismes catastrophistes, etc.) prêtant si fort à confusion qu’on a pu parler d’une “philosophie” de Beckett, qu’on a uploads/s3/ bruno-clement-beckett.pdf

  • 23
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager