Genres et styles en analyse du travail Concepts et méthodes Yves CLOT Daniel FA
Genres et styles en analyse du travail Concepts et méthodes Yves CLOT Daniel FAÏTA Résumé. Dans cet article, à partir d’une discussion sur la distinction entre le prescrit et le réel, est proposée une conceptualisation du tra- vail d’organisation pris en charge par les collectifs : le genre du mé- tier. En rapport avec ce dernier, le style de l’action singulière affran- chit le sujet non pas en niant le genre mais par la voie de son développement. Les auteurs proposent, avec l’autoconfrontation croi- sée, une méthode clinique qui met ces concepts à l’épreuve. Summary p. 42. Resumen p. 42. Le pouvoir d’agir Dans cet article, nous souhaitons poser quelques problèmes pra- tiques et théoriques rencontrés dans l’analyse du travail 1. Dans la pers- pective de clinique de l’activité que nous adoptons, la visée de trans- formation des situations de travail est au centre des questions soulevées. En ce sens, nous reprenons à notre compte la tradition er- gonomique de langue française. Mais l’évolution de l’ergonomie, comme celle de la psychologie du travail et des sciences du travail plus généralement, nous conduit à une interrogation : qui sont les protago- nistes du changement visé ? Selon nous, une approche clinique de la transformation des situations de travail se distingue des stratégies clas- siques d’intervention débouchant sur des préconisations. Changer une 7 Théorie 1. Nous remercions tous nos collègues du réseau Sens et instruments, soutenu par le ministère de la Recherche, dans lequel ces idées ont pu être développées. En particu- lier P. Pastré et P. Rabardel. situation ne peut pas faire l’objet d’une expertise « externe ». L’approche dont il est question ici propose la mise en œuvre d’un dispositif méthodologique destiné à devenir un instrument pour l’action des collectifs de travail eux-mêmes. Elle propose un cadre pour que le tra- vail puisse devenir ou redevenir un objet de pensée pour les intéressés qui en formulent la demande. L’apport d’une clinique de l’activité est donc d’abord méthodologique. En effet, on peut aujourd’hui considérer que les transformations ne sont portées durablement que par l’action des collectifs de travail eux-mêmes. C’est pourquoi il nous semble que l’analyse du tra- vail vise d’abord à seconder ces collectifs dans leurs efforts pour redé- ployer leur pouvoir d’agir dans leur milieu. Autrement dit pour élargir leur rayon d’action. L’action transformatrice durable ne saurait donc être délé- guée à un spécialiste de la transformation, laquelle ne peut devenir, sans graves mécomptes pour les demandeurs, un simple objet d’expertise. Mais, du coup, l’analyse du travail aurait-elle cessé d’être un « mé- tier » ? Nous voudrions montrer dans cet article qu’elle mérite, au contraire, de le devenir davantage. Pour ce faire, nous croyons qu’un effort collectif est nécessaire et que cet effort doit se concentrer sur les méthodologies. Mais le problème des méthodes est sans doute de ceux qui posent le plus de questions théoriques, précisément en raison du fait que la technique – aussi bien dans la recherche que dans l’intervention – est toujours très exposée aux surprises du réel. La clinique de l’activité qui nous sert de référence doit donc faire l’objet de recherches conceptuelles spécifiques. Dans ce qui suit, on proposera donc de définir les concepts qui nous servent de repères pour répondre à la question posée plus haut : à quelles conditions et avec quels instruments pratiques et théoriques nourrir ou rétablir le pouvoir d’agir 2 d’un collectif professionnel dans son milieu de travail et de vie ? Trois notions sont ici mises en perspective : celle de genre, celle de style et celle de développement. Nous tenterons également de mettre cette série notionnelle à l’épreuve d’une présentation méthodologique de l’auto- confrontation croisée. En fait, nous cherchons à contribuer au renouvellement de la tradi- tion francophone d’analyse de l’activité. On sait que celle-ci nous a trans- mis l’identification classique de l’écart entre le prescrit et le réel. Or, il nous paraît nécessaire d’aller au-delà de cette description traditionnelle du travail. Selon nous, il n’existe pas d’un côté la prescription sociale et de 8 Yves Clot, Daniel Faïta 2. Cette notion, utilisée pour la première fois en 1997, s’inscrit dans une perspective déjà parcourue par Spinoza et Ricœur (Clot, 1999b). Elle unifie sans les éliminer les trois concepts qui nous servaient à penser les développements possibles ou impossibles de l’ac- tion, l’efficacité rapportée à l’efficience et au sens (Clot, 1995). l’autre l’activité réelle ; d’un côté la tâche, de l’autre l’activité ; ou encore d’un côté l’organisation du travail et de l’autre l’activité du sujet. Il existe, entre l’organisation du travail et le sujet lui-même, un travail de réorgani- sation de la tâche par les collectifs professionnels, une recréation de l’or- ganisation du travail par le travail d’organisation du collectif 3. L’objet théorique et pratique que nous cherchons à cerner, c’est précisément ce tra- vail d’organisation du collectif dans son milieu, ou plutôt ses avatars, ses équivoques, ses succès et ses échecs, autrement dit son histoire possible et impossible. Il y a donc entre le prescrit et le réel un troisième terme décisif que nous désignons comme le genre social du métier, le genre profession- nel, c’est-à-dire les « obligations » que partagent ceux qui travaillent pour arriver à travailler, souvent malgré tout, parfois malgré l’organisation pres- crite du travail. Sans la ressource de ces formes communes de la vie pro- fessionnelle, on assiste à un dérèglement de l’action individuelle, à une « chute » du pouvoir d’action et de la tension vitale du collectif, à une perte d’efficacité du travail et de l’organisation elle-même. Genres langagiers, genres techniques Mais pourquoi l’usage de cette notion de « genre » 4 ? Nous la repre- nons à M. Bakhtine qui l’a proposée dans un autre contexte pour penser l’activité langagière 5. Selon lui, les rapports entre le sujet, la langue et le 9 Travailler, 2000, 4 : 7-42 3. En un sens, le travail d’organisation du collectif professionnel a déjà fait l’objet de plu- sieurs conceptualisations différentes (Cru, 1995 ; Dejours, 1995 ; Leplat, 1997 ; Maggi, 1996 ; Terssac et Maggi, 1996). Mais, en reliant genres et styles professionnels comme nous le faisons, c’est l’histoire du développement des milieux de travail et des sujets eux-mêmes que nous mettons au centre de l’analyse. 4. Il n’est pas dans nos possibilités ici d’ouvrir une discussion sur l’usage de ce concept dans les études féministes. Il nous faut pourtant remercier P. Molinier pour avoir attiré notre attention sur les malentendus que pouvait susciter ce recouvrement du vocabulaire. Dans le champ des études féministes, on distingue le sexe comme ce qui relève du biologique et le genre comme ce qui relève du social ; P. Molinier nous a communiqué les références utiles au repérage de la question. La connaissance des textes de C. Delphy (1991), ou encore de N. C. Mathieu (1998) complète utilement les références plus classiques pour nous aux tra- vaux sur les rapports sociaux de sexe de H. Hirata et D. Kergoat (1998), ou encore à ceux de P. Molinier elle-même sur la construction de l’identité sexuelle en psychodynamique du travail (1996). Il reste que si le genre, au sens où nous l’entendons, cherche bien à cerner les composantes impersonnelles de l’activité subjective, c’est bien par l’entremise du genre que cette dernière se réalise. C’est même dans les discordances créatrices ou destructrices entre genre social et corps subjectif, et aussi en chacun d’eux, qu’on pourrait trouver les ressorts d’une histoire possible du sujet et du social. 5. Disons d’emblée notre scepticisme à l’égard de toute approche « sociologisante » de l’œuvre de M. Bakhtine. Pour lui, le dialogue est un rapport, dans l’échange vivant, entre at- tendus et inattendus, entre le réitérable et l’événement. Sur ce point, voir Faïta (1998). monde ne sont pas directs. Ils se manifestent dans des genres de discours disponibles dont le sujet doit parvenir à disposer pour entrer dans l’échange. « S’il nous fallait créer pour la première fois dans l’échange chacun de nos énoncés, cet échange serait impossible » (Bakhtine, 1984, p. 285). Ces genres fixent, dans un milieu donné, le régime social de fonc- tionnement de la langue. Il s’agit d’un stock d’énoncés attendus, proto- types des manières de dire ou de ne pas dire dans un espace-temps socio- discursif. On peut parler, avec F. François, de protosignifications généri- ques qui mettent en relation la langue et le hors-langue (1998, p. 9). Ces énoncés retiennent la mémoire impersonnelle d’un milieu social dans le- quel ils font autorité, donnent le ton. Ils trahissent les sous-entendus qui rè- glent les rapports aux objets et entre les personnes, traditions acquises qui s’expriment et se préservent sous l’enveloppe des mots. Ils prémunissent le sujet contre un usage déplacé des signes dans une situation donnée. Un genre est toujours attaché à une situation dans le monde social. Avec cette notion, Bakhtine critique la linguistique de Saussure. Pour ce dernier, on le sait, la langue s’oppose à la parole comme le social à l’individuel. D’un côté, la langue prescrite, le signe arbitraire ; de uploads/s3/ genres-et-styles-en-analyse-du-travail.pdf
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- Publié le Oct 08, 2021
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