Gian Lorenzo Bernini et Jean Warin, les portraits de Louis XIV: une compétition
Gian Lorenzo Bernini et Jean Warin, les portraits de Louis XIV: une compétition au service du pouvoir Daniela del Pesco 167 Considérer la sculpture au service du pouvoir nous conduit inévitablement sous le règne de Louis XIV, ce moment où les arts sont utilisés systématique- ment comme instruments d’une propagande politique moderne. L’objectif de ce travail est de comprendre quel genre de message est confié aux deux portraits en marbre de Louis XIV, l’un, élaboré par Bernin du juin à octobre 1665, et l’autre, presque contemporain, réalisé par Jean Warin 1 (fig. 1, 2). Le premier a eu une fortune critique remarquable, en tant que chef- d’œuvre iconique du style baroque 2. En revanche, le buste de Warin a été moins étudié, bien qu’il soit généralement mentionné dans les chroniques des contemporains comme le résultat optimal de l’art national français, en compa- raison ou en opposition avec le buste de l’Italien Bernin. Warin versus Bernin La compétition entre Bernin (1598-1680) et Warin (1604-1672) commence en 1641 quand le cardinal Richelieu, qui n’a pas aimé le buste en marbre le repré- sentant que Bernin avait réalisé à Rome en se fondant sur des peintures de Philippe de Champaigne 3, commissionne Jean Warin pour qu’il exécute son portrait en bronze. En 1665, les deux artistes sont engagés dans la réalisation des bustes du jeune Louis XIV qui ambitionne déjà de diffuser par ses portraits une image superlative de sa personne, de son rang et de la justesse de ses déci- sions politico-militaires. À cette époque, Warin est un auteur de médailles très apprécié, notamment de celles dédiées au cardinal Richelieu, à Louis XIII, à Mazarin et à Louis XIV enfant dans les bras de sa mère 4. Warin a mécanisé la fabrication de médailles, progrès technique qui lui permet de produire des pièces d’une qualité plus ré- gulière et raffinée que celles de ses prédécesseurs 5. Par contre, Bernin est le plus célèbre des artistes, en train de bâtir l’image de Rome, capitale d’une Église qui se veut universelle. En même temps, il est considéré comme l’auteur incontournable de portraits de rois et de princes, et est si réputé que son prestige contribue à la gloire du personnage représenté 6. Les conditions des deux artistes sont, donc, bien différentes. La commande du buste de Louis XIV à Bernin est annoncée dès l’arrivée de l’artiste à Paris par le frère du roi, Philippe d’Orléans, et, peu après, par le roi lui-même 7. Au contraire, nous ne connaissons pas le commanditaire du por- trait en marbre réalisé par Jean Warin, ni qui a soutenu les frais, assez lourds, de cette commande. En 1665, Warin connaît un moment très favorable de sa carrière. Le 16 septembre, il est en train d’élaborer la médaille de fondation de la façade orientale du Louvre du Bernin 8 (fig. 3) et, le 27 septembre, il est élu membre de l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture. Cette coïncidence ne semble pas fortuite. Être nommé membre de l’Académie augmente le pres- tige de Warin et lui donne des atouts dans la compétition avec l’artiste italien. Le 21 septembre de la même année, Paul de Chantelou, témoin fidèle de journées parisiennes du Bernin, nous informe que « Charles Perrault, [...] a parlé du buste de M. Warin qu’il a loué avec exagération ». Perrault va dédier à Warin une biographie dans son ouvrage consacré aux Hommes Illustres qui ont paru en France pendant ce siècle (1697 sv), tandis que dans ses Mémoires, il formule des critiques très détaillées du buste de Louis XIV par Bernin en les at- tribuant à Warin : « le front est trop creux et diminue quelque chose de la bel- le physionomie du Roi. M. Warin fut le premier qui s’en aperçut, ou du moins qui osa le dire. Le nez est un peu trop serré, et l’écharpe, à laquelle on donne tant de louanges, n’est pas bien entendue. Comme elle enveloppe le bout du bras du Roi, ce ne peut être qu’une écharpe qu’on a mise sur le buste du Roi, et non pas l’écharpe qui était sur le corps du Roi quand on a fait son buste, parce que cette écharpe alors n’environnait pas son bras de la manière qu’elle l’environne » 9. Perrault, premier commis des Bâtiments du roi, qui n’aime pas du tout l’artiste italien, peut avoir alimenté la compétition avec Warin. La ca- bale des artistes et des bâtisseurs français contre le travail du Cavalier est une réalité forte qui surenchérit les rivalités et la compétitivité dominant la vie de la cour de Louis XIV. Réaliser un portrait officiel du roi donnait une grande vi- sibilité : c’était donc une occasion qui pouvait alimenter bien des critiques pour affaiblir l’adversaire italien, sous prétexte d’affirmer l’art national fran- çais. En 1666, Louis XIV dispose de deux portraits en marbre, comparables par leurs dimensions, mais d’une qualité très différente (fig.1, 2) 10. Nous ne savons pas lequel le roi aimait davantage, mais, à cette époque, son estime pour l’art du Bernin est incontestable. Le prouve le dialogue qu’il eut avec l’artiste et qui fut rapporté par Chantelou. Bernin aurait dit : « Sto ruban- do » (je suis en train de voler) et le roi aurait répondu, en italien: « Si, ma è per restituire (oui, mais pour rendre ce que vous avez volé) ». Et Bernin se serait empressé de répliquer : « Però per restituire meno del rubato » (oui, mais je vais vous rendre moins que ce que j’ai volé) 11. Ce dialogue, qui emphatise aussi les qualités extraordinaires du jeune roi, est emblématique de l’atmosphère théâtrale des séances qui se déroulent en présence de nombreux visiteurs, dont Warin lui-même, et qui accompagnent la réalisation du buste. Afin de mieux analyser les différences entre les deux bustes de Louis XIV, nous examinerons les attitudes du Bernin et de Warin par rapport au problè- me de la ressemblance, c’est-à-dire de l’imitation de la nature. 168 DANIELA DEL PESCO Après, nous considérerons la manière de représenter les valeurs de noblesse et d’héroïsme attribuées à la royauté de Louis XIV, ce qui revient à appréhen- der les attitudes du Bernin et Warin face à la représentation des dispositions de l’âme, qualité essentielle des images conçues à l’époque en tant qu’exempla virtutis. Enfin, les démarches du Bernin en ce qui concerne l’art du portrait nous permettront de comprendre la liberté ou les limites de son étonnant pouvoir de façonner le marbre par rapport aux normes artistiques de l’époque. Le portrait « d’après nature » du Bernin et l’icône « idéale » de Warin En tant qu’auteur de médailles, Warin assume un rôle important dans la réalisation de l’Histoire métallique (histoire par les médailles), projet confié à la Petite Académie fondée en 1663. Ce projet tient une place privilégiée dans le programme colbertien qui vise à immortaliser la gloire du roi. « La Médaille est [considérée comme] une représentation parfaite, parce que elle est [..] ins- cription et portrait. L’Histoire métallique de Louis XIV, comme représentation légitime et autorisée, est un projet politique, puisque il montre le prince dans sa gloire et, en même temps, un projet historique, puisqu’il confie à la mémoi- re son image et – relevant du domaine public –, elle l’éternise» 12. L’activité de médailliste de Warin est liée à celle de sculpteur, tant dans la pratique du por- trait que dans l’emploi de la métaphore, puisque les médailles de l’époque présentent, selon le modèle classique, une image allégorique sur l’avers qui renvoie au personnage célébré au revers. Le buste de Warin s’impose pour sa masse en marbre blanc 13 (fig.4). Bien que la tête du roi soit tournée vers la droite, suivant l’invention du Bernin, il n’y a aucun dynamisme, comme dans toute médaille. L’expression est rendue avec simplicité et sans emphase tandis qu’un traitement minutieux et analy- tique est réservé aux détails, selon une manière flamande qui nous ne sur- prend pas, Warin étant liégeois 14. En 1881, Louis Courajod saisit finement les caractères des deux bustes en marbre : « Tandis que Bernini a tout traité par larges masses, en simplifiant le plus possible et en résumant les traits de son modèle, Warin s’applique à en reproduire une à une toutes les particularités. Et attachant autant d’importan- ce à un détail de costume qu’à un accent de la physionomie, il juxtapose en quelque sorte chaque morceau de son travail au lieu de fondre le tout dans un puissant ensemble [...]. L’exécution est froidement régulière partout» 15. Nous pouvons trouver une première explication de ces différences dans une lettre du 1er octobre 1666, envoyée de Paris à Bernin par Mattia De Rossi, son assistant: « S. M. [Sa Majesté] alla voir [ le buste fait par M. Warin] avec toute la cour et tout le monde criait: « Voilà chi è bò, voilà chi è bò [...]. Considé- rant que M. Warin n’avait jamais travaillé le marbre, il s’en était plutôt bien ti- ré ; [...] il fait depuis uploads/s3/ gian-lorenzo-bernini-et-jean-warin-les-p.pdf
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- Publié le Mai 12, 2022
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