1 Hegel, Esthétique, I, Ch. III : C - l’artiste, éd. Poche, pp. 375-376 « Mais
1 Hegel, Esthétique, I, Ch. III : C - l’artiste, éd. Poche, pp. 375-376 « Mais deuxièmement, l’imagination...ne sait pas ce qu’il fait. »(Y. Elissalde, agrégation interne) Comment pense l’artiste ? Quel mode de pensée implique la pratique de l’art ? L’art traîne avec lui une certaine réputation d’irrationalité, et l’artiste plus encore, que l’opinion populaire se représente volontiers sous la figure du génie fantasque à l’imagination débridée, voire folle, figure qu’un Dali a ludiquement et stratégiquement reprise à son compte. D’un autre côté, l’art dit contemporain est souvent excessivement intellectuel, art cérébral d’artistes se voulant (ou tenus pour) des penseurs, des manieurs de concepts et de mots, créateurs d’œuvres à faible teneur en émotion mais à forte teneur en idées, qui se donnent plus à comprendre qu’à ressentir. Dans ce passage de l’Esthétique consacrée à l’analyse de l’imagination posée comme principale puissance dont dispose l’artiste pour créer, Hegel nous permet d’y voir plus clair dans cette contradiction d’un art écartelé entre hyper-rationalité et irrationalité de son principe. En effet, à propos de l’artiste, Hegel soutient la thèse selon laquelle, pour être en état de créer une œuvre idéale, l’artiste doit être doté d’une faculté particulière, l’imagination créatrice, laquelle n’est réductible ni à une sensibilité passive (réceptrice d’images comme dans le rêve), ni à une rationalité abstraite (procédant par concepts comme en philosophie), mais qui combine sensibilité et entendement pour donner une forme sensible (concrète) à un contenu rationnel (le vrai). Autrement dit, ni rêveur ni philosophe, l’artiste crée son œuvre grâce à une sensibilité profondément réfléchie, une imagination faisant appel à la fois à la sensation quant à la forme et à la raison quant au contenu. On comprend dès lors que l’enjeu de ce passage partiellement polémique est de renvoyer dos à dos deux conceptions de l’artiste. La première est celle de l’artiste rêveur et passif qui recevrait son œuvre sans en être pleinement conscient : c’est par exemple la théorie antique de l’inspiration du poète par sa Muse. La seconde est celle de l’artiste-philosophe, si actif qu’il pense en toute conscience intellectuelle dans la forme de concepts. On peut songer, de manière évidemment anachronique par rapport à Hegel, à l’art dit conceptuel de notre époque et, plus généralement, à l’intellectualisme esthétique qui veut faire de l’art un travail de la raison pour l’essentiel et de la sensibilité pour l’inessentiel, le contenu intellectuel primant sur la forme sensible. Tout l’intérêt du positionnement hégélien est, semble-t-il, de proposer une voie médiane entre deux extrêmes qui semblent également éloignés de la bonne compréhension de l’imagination, comprise comme mode de penser propre à l’artiste. Le problème réside dès lors tout entier dans les raisons que ces deux théories rivales ont pour elles. Contre Hegel, les partisans de l’inspiration diront que l’artiste ne peut pas savoir parfaitement ce qu’il fait quand il crée, que l’art n’est pas une activité pleinement rationnelle. Il y a en elle, en effet, quelque chose qui résiste à la raison, un mystère ou un charme dont attestent les notions de génie, de don, d’inconscient (pensons aux théories surréalistes ou freudiennes), d’inspiration, même délivrées de leur connotation mythique. Platon, dans le Ion, est l’initiateur d’une telle thèse, dans la mesure où la poésie y est démontrée ne pas être un art au sens d’une technique rationnelle, l’enthousiasme communicatif de poète (son enthousiasis, d’ordre herméneutique) s’apparentant à un délire sacré qui fait de lui comme la marionnette du dieu magnétiseur des hommes. Contre Hegel toujours, les partisans du concept diront que la matérialisation sensible de l’idée est inessentielle dans le processus créatif, qu’on peut dématérialiser l’art, le désensibiliser, la mise en forme de l’idée étant facultative ou du moins marginale. Populairement parlant, c’est le « message » (en particulier moral et politique) qui compte plus que son incarnation, son sens au sens intellectuel et non les sens au sens sensoriel et affectif. Comment donc sauver les dires hégéliens qui s’exposent aux tirs croisés des partisans de l’irrationalisme artistique d’un côté et des partisans de l’intellectualisme de l’autre ? Une autre raison de s’étonner de la thèse de Hegel est ce qu’il concède à la pensée artistique, à savoir la saisie du vrai, le savoir, la réflexion profonde, la conscience de la rationalité du réel extérieur et intérieur. Il semble que jamais on ait été aussi loin dans l’honneur rendu à l’art, mis hardiment sur le même plan que la philosophie ou la religion. Sans doute est-ce là une thèse célèbre de l’auteur de l’Esthétique (la base universelle commune à ces trois 2 disciplines de la culture), mais précisément : ne doit-on pas noter, et pas seulement avec Platon, que l’art, s’il est commandé par l’imagination, n’a pas le vrai pour contenu ni pour fin, mais le faux aussi bien que le ni vrai ni faux, autrement dit le beau, ou encore la vie si l’on en croit Nietzsche ? La liberté de l’art ne consiste-telle pas à pouvoir tourner effrontément le dos au réel et aux représentations adéquates du réel, indépendamment, donc, des objectifs idéaux de la raison ? Le mieux, pour comprendre le propos hégélien, est d’examiner de près l’ordre logique qui préside à son développement. Le premier moment du texte (du début jusqu’à « consistante et solide »), Hegel développe une thèse déterminant surtout négativement l’imagination en art : l’artiste, par sa réflexion, prend conscience de la rationalité et n’est donc pas borné à une imagination purement sensible. Le second moment (de « Ce qui ne veut pas dire » jusqu’à « réalité individuelle ») a pour fonction apparente d’écarter un malentendu sur la thèse précédente et donc sur la rationalité objet de l’art : l’imagination créatrice de l’artiste n’est pas purement conceptuelle comme l’est celle de l’entendement philosophique. Hegel réfute donc en premier lieu l’hypothèse que nous avons qualifiée d’intellectualiste. La troisième et dernière étape du texte (de « Par conséquent » jusqu’à la fin »), il tire la conséquence à la fois négative et positive de sa réfutation : il y précise en effet ce que l’art est (un travail de fusion entre contenu rationnel et forme sensible) puis ce qu’il n’est donc pas (un laisser- aller de l’âme purement passive et sensible, comme dans l’imagination onirique). Hegel réfute donc pour finir ce que nous avons identifié comme étant la croyance populaire ou théologique en l’inspiration). On passe donc peu à peu d’une thèse faisant l’apologie de la rationalité de l’imagination artistique à un commentaire de cette même thèse qui nie d’abord sa rationalité abstraite (l’art n’est pas la philosophie) pour affirmer la nécessité d’un travail commun de la sensibilité et de l’entendement, mais non sous le même rapport (la forme diffère du contenu), ce qui exclut la pure passivité de l’imagination artistique (l’artiste n’est pas un rêveur). *** Entrons dans le détail de la première partie, dont la fonction est, nous le rappelons, de caractériser l’imagination artistique comme une faculté naturelle devant aller au-delà du recueil passif des images extérieures et intérieures en sachant se saisir de leur rationalité, c’est-à-dire de ce qu’elles manifestent de vrai concernant le réel. L’ordre interne de ce premier moment répond à ce souci d’élargir la faculté de l’imagination de passivité réceptive à activité méditative : la première phrase énonce le dépassement quant à l’objet de l’imagination (les images mais encore, au delà, la vérité et la rationalité en soi du réel) ; la seconde énonce le dépassement au sein même de la rationalité quant à son traitement (de simplement présente, elle doit devenir être méditée). La troisième phrase sert de confirmation empirique à la thèse, à savoir la nécessité de la réflexion de l’artiste comme acte de méditation faisant apparaître à sa conscience le vrai contenu dans les images d’abord recueillies : les grandes œuvres, ou chefs-d’œuvre, témoignent toutes d’une méditation profonde de leur matière, par opposition (quatrième phrase) aux « petites ». Le concept d’imagination ouvre naturellement le texte, car il en est le sujet même. Cependant le contexte (impliqué par le « Mais, deuxièmement ») permet de le rattacher avant tout à un autre qu’il sert à définir, à savoir le génie. Hegel écrira peut après notre passage que ce qu’on nomme génie n’est rien d’autre que l’activité productrice de l’imagination par laquelle l’artiste élabore en lui-même le rationnel en soi et pour soi sous une forme réelle pour en faire son œuvre la plus intime. L’imagination est donc à comprendre ici comme cette faculté tout particulièrement artistique qui permet de créer, par distinction et même opposition avec l’imagination purement passive, qu’on nomme aussi, traditionnellement, l’imagination reproductrice (laquelle tend à se confondre avec la mémoire). Qu’est-ce que l’imagination en général ? Son rapport aux images l’indique : elle est la faculté de former des images, de les conserver dans la conscience mais, plus encore, de les modifier. Du moins est-ce là absolument requis par l’imagination artistique, laquelle est active par définition. C’est pourquoi elle est recueil d’images (par l’observation du réel extérieur puis intérieur), mémoire d’images (qui conserve ce que l’artiste a vu et vécu, soit uploads/s3/ hegel-lesthetique.pdf
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- Publié le Apv 09, 2022
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